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Salvifici Doloris

LETTRE APOSTOLIQUE SALVIFICI DOLORIS DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II
Aux évèques, aux prêtres, aux familles religieuses et aux fidèles de l'église Catholique sur le sens chrétien de la souffrance humaine Vénérables Frères dans l'épiscopat, Chers Frères et Sœurs, I

INTRODUCTION

1. En expliquant la valeur salvifique de la souffrance, l'Apôtre Paul écrit: « Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Eglise »(1).

Ces paroles semblent se trouver au terme du chemin qui parcourt longuement les détours de la souffrance inscrite dans l'histoire de l'homme et éclairée par la Parole de Dieu. Elles ont presque la valeur d'une découverte définitive qui s'accompagne de la joie; aussi l'Apôtre écrit-il: « Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous »(2). La joie vient de la découverte du sens de la souffrance, et même si Paul de Tarse, qui écrit ces paroles, y participe d'une manière très personnelle, cette découverte vaut en même temps pour les autres.

L'Apôtre fait part de sa propre découverte et il s'en réjouit à cause de tous ceux qu'elle peut aider — comme elle l'a aidé lui-même — à pénétrer le sens salvifique de la souffrance.

2. Le thème de la souffrance — précisément du point de vue de ce sens salvifique — semble s'intégrer profondément dans le contexte de l'Année de la Rédemption, le Jubilé extraordinaire de l'Eglise; et cette circonstance même paraît inviter directement à y être plus attentif durant cette période. Indépendamment de cela, c'est un thème universel qui accompagne l'homme sous toutes les longitudes et toutes les latitudes: en un sens, il est présent avec lui dans le monde, et il exige donc d'être constamment repris. Même si Paul, dans sa lettre aux Romains, a écrit que « toute la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement »(3), même si les souffrances du monde animal sont connues de l'homme et lui sont proches, ce que nous exprimons par le mot « souffrance » semble cependant particulièrement essentiel à la nature de l'homme. Le sens en est aussi profond que l'homme lui-même précisément parce qu'il manifeste à sa manière la profondeur propre à l'homme, et à sa manière la dépasse. La souffrance semble appartenir à la transcendance de l'homme; c'est un des points sur lesquels l'homme est en un sens « destiné » à se dépasser lui-même, et il y est appelé d'une façon mystérieuse.

3. Si le thème de la souffrance doit être abordé tout particulièrement dans le contexte de l'Année de la Rédemption, cela tient avant tout à ce que la Rédemption s'est accomplie par la Croix du Christ, c'est-à-dire par sa souffrance. Et justement, au moment de l'Année de la Rédemption, nous repensons à la vérité exprimée dans l'encyclique Redemptor hominis: dans le Christ, « tout homme devient la route de l'Eglise »(4). On peut dire que l'homme devient la route de l'Eglise particulièrement quand la souffrance entre dans sa vie. Cela arrive, on le sait, à diverses étapes de la vie, cela se produit de diverses manièrès et prend des dimensions différentes; mais, que ce soit sous une forme ou sous une autre, la souffrance semble être, et elle est, quasi inséparable de l'existence terrestre de l'homme.

Puisque donc, au cours de sa vie terrestre, l'homme marche d'une façon ou de l'autre sur le chemin de la souffrance, l'Eglise devrait en tout temps — et spécialement peut-être en l'Année de la Rédemption — rencontrer l'homme précisément sur ce chemin. L'Eglise, qui naît du mystère de la Rédemption dans la Croix du Christ, a le devoir de rechercher la rencontre avec l'homme d'une façon particulière sur le chemin de sa souffrance. C'est dans cette rencontre que l'homme « devient la route de l'Eglise » et cette route-là est l'une des plus importantes.

4. De là découle aussi la présente réflexion, entreprise justement en cette Année de la Rédemption: la réflexion sur la souffrance. La souffrance humaine inspire la compassion, elle inspire également le respect et, à sa manière, elle intimide. Car elle porte en elle la grandeur d'un mystère spécifique. Ce respect particulier pour toute souffrance humaine doit être exprimé au début de tout ce qui va être développé ici et qui provient du besoin le plus profond du coeur comme aussi de l'impératif profond de la foi. Ces deux motifs semblent se rapprocher particulièrement l'un de l'autre et s'unir autour de ce thème de la souffrance: le besoin du cœur nous ordonne de vaincre la timidité, et l'impératif de la foi — formulé par exemple dans les paroles de saint Paul citées au début — indique les motivations au nom et en vertu desquelles nous osons toucher ce qui semble si inaccessible en chaque homme; car l'homme, dans sa souffrance, reste un mystère inaccessible.

II

LE MONDE DE LA SOUFFRANCE HUMAINE

5. Même si dans sa dimension subjective, comme fait personnel enfoui au plus intime de l'homme concret et unique, la souffrance semble quasi inexprimable et incommunicable, il n'est peut-être rien qui ne demande en même temps comme elle, dans sa « réalité objective », d'être traité, médité, conçu en donnant au problème une forme explicite; il n'est donc rien qui ne demande autant que l'on pose à son sujet des questions de fond et que l'on en cherche les réponses. Il ne s'agit pas seulement ici, on le voit, de donner une description de la souffrance. Il y a d'autres critères qui dépassent le domaine de la description et que nous devons introduire si nous voulons pénétrer le monde de la souffrance humaine.

La médecine, en tant que science et en même temps comme art de soigner, découvre sur le vaste terrain des souffrances de l'homme leur aspect le plus connu, celui qui est identifié avec le plus de précision et est relativement le mieux combattu par les méthodes de « réaction » (c'est-à-dire de la thérapeutique). Toutefois, ce n'est là qu'un aspect. Le terrain de la souffrance humaine est beaucoup plus vaste, beaucoup plus diversifié, il a de multiples dimensions. L'homme souffre de diverses manières qui ne sont pas toujours observées par la médecine, même dans ses branches les plus avancées. La souffrance est quelque chose d'encore plus ample que la maladie, de plus complexe et en même temps plus profondément enraciné dans l'humanité elle-même. Une première approche de ce problème nous vient de la distinction entre la souffrance physique et la souffrance morale. Cette distinction se fonde sur la double dimension de l'être humain, et elle désigne l'élément corporel et spirituel comme le sujet immédiat ou direct de la souffrance. Dans la mesure où l'on peut, jusqu'à un certain point, employer comme synonymes les mots « souffrance » et « douleur », il y a souffrance physique lorsque « le corps fait mal » d'une façon ou d'une autre, tandis que la souffrance morale est une « douleur de l'âme ». Il s'agit en effet de la douleur de nature spirituelle, et pas seulement de la dimension «psychique » de la douleur qui accompagne la souffrance morale comme la souffrance physique. L'ampleur de la souffrance morale et la multiplicité de ses formes ne sont pas moindres que celles de la souffrance physique; mais en même temps, il semble que la thérapeutique ait plus de mal à l'identifier et à l'atteindre.

6. L'Ecriture Sainte est un grand livre sur la souffrance. Citons seulement, d'après les Livres de l'Ancien Testament, quelques exemples de situations qui portent les marques de la souffrance, et avant tout de la souffrance morale: le danger de mort(5), la mort de ses propres enfants(6), en particulier la mort du fils premier-né et unique(7); et puis aussi: la privation de descendance(8), la nostalgie de sa patrie(9), la persécution et l'hostilité du milieu(10), la raillerie et la dérision à l'égard de celui qui souffre(11), la solitude et l'abandon(12); et encore: les remords de conscience(13), la difficulté de comprendre la prospérité des méchants et la souffrance des justes(14), l'infidélité et l'ingratitude des amis et des voisins(15); enfin, les malheurs de sa propre patrie(16).

L'Ancien Testament, traitant l'homme comme un « ensemble » psychophysique, associe souvent les souffrances « morales » à la douleur ressentie dans telle partie précise de l'organisme: les os(17), les reins(18), le foie(19), les entrailles(20), le coeur(21). On ne peut nier en effet que les souffrances morales ont aussi une composante « physique », ou somatique, et qu'elles affectent souvent l'état général de l'organisme.

7. On voit par ces exemples que nous trouvons dans l'Ecriture Sainte une grande variété de situations douloureuses pour l'homme. Cette liste déjà très diverse n'épuise pourtant pas tout ce qu'en fait de souffrance a déjà dit, et redit constamment, le livre de l'histoire de l'homme (il s'agit plutôt d'un « livre non écrit ») et plus encore le livre de l'histoire de l'humanité lu à travers l'histoire de chaque homme.

On peut dire que l'homme souffre lorsqu'il éprouve un mal, quel qu'il soit. Dans le vocabulaire de l'Ancien Testament, le rapport entre souffrance et mal se présente clairement comme une identité. En effet, ce vocabulaire ne possédait pas de mot spécifique pour désigner la « souffrance »; aussi définissait-il comme « mal » tout ce qui était souffrance(22). Seule la langue grecque — et, avec elle, le Nouveau Testament (et les traductions grecques de l'Ancien Testament) — se sert du verbe « pasko = je suis affecté de ..., j'éprouve une sensation, je souffre », et grâce à ce terme, la souffrance n'est plus directement identifiable au mal (objectif), mais elle désigne une situation dans laquelle l'homme éprouve le mal et, en l'éprouvant, devient sujet de souffrance. Celle-ci, à vrai dire a un caractère à la fois actif et passif (de « patior »). Même lorsque l'homme s'inflige à lui-même une souffrance, lorsqu'il en est l'auteur, cette souffrance reste quelque chose de passif dans son essence métaphysique.

Cela ne veut pas dire toutefois que la souffrance, au sens psychologique, soit dépourvue d'un caractère « actif » spécifique. Il y a là en effet une « activité » multiple, et subjectivement différenciée, de douleur, de tristesse, de déception, d'abattement ou même de désespoir, selon l'intensité de la souffrance, selon sa profondeur, et, indirectement, selon toute la structure du sujet qui souffre et sa sensibilité spécifique. Au sein de ce qui constitue la forme psychologique de la souffrance se trouve toujours une expérience du mal qui entraîne la souffrance de l'homme.

Ainsi donc, la réalité de la souffrance fait surgir la question de l'essence du mal: qu'est-ce que le mal?

Cette question paraît en un sens inséparable du thème de la souffrance. La réponse chrétienne à ce sujet diffère de celle qui est donnée par certaines traditions culturelles et religieuses, pour lesquelles l'existence est un mal dont il faut se libérer. Le christianisme proclame que l'existence est fondamentalement un bien, que ce qui existe est un bien; il professe la bonté du Créateur et proclame que les créatures sont bonnes. L'homme souffre à cause du mal qui est un certain manque, une limitation ou une altération du bien. L'homme souffre, pourrait-on dire, en raison d'un bien auquel il ne participe pas, dont il est, en un sens, dépossédé ou dont il s'est privé lui-même. Il souffre en particulier quand il « devrait » avoir part — dans l'ordre normal des choses — à ce bien, et qu'il n'y a pas part.

Ainsi donc, dans la conception chrétienne, la réalité de la souffrance s'explique au moyen du mal, qui, d'une certaine façon, se réfère toujours a un bien.

8. La souffrance humaine constitue en soi comme un « monde » spécifique qui existe en même temps que l'homme, qui apparaît en lui et qui passe, et qui parfois au contraire ne passe pas mais s'établit et s'approfondit en lui. Ce monde de la souffrance, étendu à de nombreux, de très nombreux sujets, existe pour ainsi dire dans la dispersion. Tout homme, par sa souffrance personnelle, constitue une petite partie de ce « monde »; mais aussi ce « monde » est en lui comme une entité finie et unique. Toutefois, la dimension inter-humaine et sociale va de pair avec cela. Le monde de la souffrance possède comme une solidarité qui lui est propre. Les hommes qui souffrent se rendent semblables les uns aux autres à cause de l'analogie de leur situation, de l'épreuve de leur destinée, ou à cause du besoin de compréhension et d'attention, et peut-être surtout à cause du problème persistant du sens de la souffrance. Bien que le monde de la souffrance existe dans la dispersion, il est donc aussi par lui-même un singulier appel à la communion et à la solidarité. Nous essaierons de répondre à cet appel dans la présente réflexion.

En pensant au monde de la souffrance dans sa signification personnelle et en même termps collective, on ne peut enfin éviter de noter aussi que ce monde, à certaines époques et dans certains espaces de l'existence humaine, prend pour ainsi dire une densité particulière. Cela se produit, par exemple, dans les cas de calamités naturelles, d'épidémies, de catastrophes et de cataclysmes, de divers fléaux sociaux: que l'on pense entre autres au cas d'une mauvaise récolte et, en lien avec elle — à moins qu'il ne soit dû à diverses autres causes —, au fléau de la faim.

Pensons enfin à la guerre. J'en parle avec quelque insistance. Je parle des deux dèrnières guerres mondiales, dont la seconde a fauché un total beaucoup plus élevé de vies et entraîné une accumulation plus lourde de souffrances humaines. A son tour, la deuxième moitié de notre siècle — comme en proportion des erreurs et des transgressions de notre civilisation contemporaine — porte en soi une menace si horrible de guerre nucléaire que nous ne pouvons penser à cette période qu'en termes d'accumulation incomparable de souffrances jusqu'à l'éventualité d'une auto-destruction de l'humanité. De cette façon, ce monde de souffrance, qui, en définitive, a son sujet en chaque homme, semble se transformer à notre époque — peut-être plus qu'à aucun autre moment — en une particulière « souffrance du monde »: du monde qui est plus que jamais transformé par le progrès grâce à l'action de l'homme, et qui, en même temps, est plus que jamais en danger à cause des erreurs et des fautes de l'homme.

III

RECHERCHE DE LA RÉPONSE À LA QUESTION
SUR LE SENS DE LA SOUFFRANCE

9. Au coeur de toute souffrance éprouvée par l'homme, et aussi à la base du monde entier des souffrances, apparaît inévitablement la question:pourquoi? C'est une question sur la cause, la raison; c'est en même temps une question sur le but (pour quoi?) et, en définitive, sur le sens.

Non seulement elle accompagne la souffrance humaine, mais elle semble aller jusqu'à en déterminer le contenu humain, ce pour quoi la souffrance est à proprement parler une souffrance humaine.

Evidemment, la douleur, spécialement la douleur physique, est largement répandue dans le monde des animaux. Mais seul l'homme, en souffrant, sait qu'il souffre et se demande pour quelle raison; et il souffre d'une manière humainement plus profonde encore s'il ne trouve pas de réponse satisfaisante. C'est là une question difficile, comme l'est cette autre question, très proche, qui porte sur le mal. Pourquoi le mal? Pourquoi le mal dans le monde? Quand nous posons le problème de cette façon, nous posons toujours aussi, du moins dans une certaine mesure, une question sur la souffrance.

Ces questions sont l'une et l'autre difficiles, quand l'homme les pose à l'homme, les hommes aux hommes, et aussi quand l'homme les pose à Dieu. L'homme, en effet, ne pose pas cette question au monde, bien que la souffrance lui vienne souvent de lui, mais il la pose à Dieu comme Créateur et Seigneur du monde. Et l'on sait bien que, sur ce terrain, non seulement on arrive à de multiples frustrations et conflits dans les rapports de l'homme avec Dieu, mais il peut se faire aussi que l'on arrive à la négation même de Dieu. Si, en effet, l'existence du monde ouvre pour ainsi dire le regard de l'âme humaine à l'existence de Dieu, à sa sagesse, sa puissance et sa magnificence, le mal et la souffrance semblent obscurcir cette image, parfois de façon radicale, et plus encore lorsqu'on voit le drame quotidien de tant de souffrances sans qu'il y ait eu faute, et de tant de fautes sans peines adéquates en retour. Aussi cette situation — plus qu'aucune autre peut-être — montre-t-elle combien importe la question du sens de la souffrance et avec quelle acuité il faut examiner la question elle-même et toute réponse possible.

10. Cette question, l'homme peut l'adresser à Dieu avec toute l'émotion de son coeur, l'esprit saisi d'étonnement et d'inquiétude; et Dieu attend la demande et l'écoute, comme nous le voyons dans la Révélation de l'Ancien Testament. Dans le Livre de Job, la question a trouvé son expression la plus vive.

On connaît l'histoire de cet homme juste, qui, sans aucune faute de sa part, est éprouvé par de multiples souffrances. Il perd ses biens, ses fils et ses filles, et finalement il est lui-même atteint d'une grave maladie. Dans cette horrible situation, il voit arriver chez lui trois vieux amis qui — chacun avec des mots différents — cherchent à le convaincre que, puisqu'il a été frappé par des souffrances aussi variées et aussi terribles, il doit avoir commis quelque faute grave. Car la souffrance — disent-ils — atteint toujours l'homme comme peine pour un délit. Elle est envoyée par Dieu, qui est absolument juste, et elle trouve sa motivation dans l'ordre de la justice. On dirait que non seulement les vieux amis de Job veulent le convaincre de la justesse morale du mal, mais qu'en un certain sens ils tentent de défendre à leurs propres yeux le sens moral de la souffrance. Pour eux, celle-ci ne peut avoir de sens que comme peine pour le péché, en se plaçant donc exclusivement sur le terrain dè la justice de Dieu, qui récompense le bien par lé bien et punit le mal par le mal.

Le point de référence, dans ce cas, est la doctrine exprimée en d'autres écrits de l'Ancien Testament qui nous montrent la souffrance comme une peine infligée par Dieu pour les péchés des hommes. Le Dieu de la Révélation est Législateur et Juge à un degré qu'aucune autorité temporelle ne peut atteindre. En effet, le Dieu de la Révélation est avant tout le Créateur de qui vient, en même temps que l'existence, le bien qui est qualité essentielle de la création. En conséquence, la violation consciente et libre de ce bien de la part de l'homme est non seulement une transgression de la loi mais en même temps une offense au Créateur, qui est le Premier Législateur. Cette transgression a le caractère de péché, au sens exact, c'est-à-dire biblique et théologique, de ce terme. Au mal moral du péché correspond la punition qui garantit l'ordre moral au sens transcendant où cet ordre est établi par la volonté du Créateur et Législateur suprême. De là découle aussi l'une des vérités fondamentales de la foi religieuse, fondée également sur la Révélation: Dieu est un juge juste qui récompense le bien et punit le mal: « Tu es juste, Seigneur, en toutes les choses que tu as faites pour nous, toutes tes œuvres sont vérité, toutes tes voies droites, tous tes jugements vérité. Tu as porté une sentence de vérité en toutes les choses que tu as fait venir sur nous... Car c'est dans la vérité et dans le droit que tu nous a traités à cause de nos péchés »(23).

Dans l'opinion exprimée par les amis de Job se manifeste une conviction que l'on trouve aussi dans la conscience morale de l'humanité: l'ordre moral objectif requiert une peine pour la transgression, pour le péché et pour le délit. A ce point de vue, la souffrance apparaît comme un « mal justifié ». La conviction de ceux qui expliquent la souffrance comme punition du péché s'appuie sur l'ordre de la justice, et cela correspond à l'opinion exprimée par un ami de Job: « Je parle d'expérience, ceux qui labourent l'iniquité et sèment le malheur, les moissonnent »(24).

11. Toutefois, Job conteste la vérité du principe qui identifie la souffrance avec la punition du péché. Et il le fait en se fondant sur sa propre réflexion. Il est en effet conscient de ne pas avoir mérité une telle punition; il montre au contraire le bien qu'il a fait dans sa vie. A la fin, Dieu lui-même reproche aux amis de Job leurs accusations et reconnaît que Job n'est pas coupable. Sa souffrance est celle d'un innocent; elle doit être acceptée comme un mystère que l'intelligence de l'homme n'est pas en mesure de pénétrer à fond.

Le Livrè de Job n'attaque pas les bases de l'ordre moral transcendant fondé sur la justice, telles qu'elles sont proposées dans toute la Révélation, dans l'ancienne comme dans la nouvelle Alliance. Mais simultanément ce Livre montre avec la plus grande fermeté que les principes de cet ordre ne peuvent pas s'appliquer de façon exclusive et superficielle. S'il est vrai que la souffrance a un sens comme punition lorsqu'elle est liée à la faute, il n'est pas vrai au contraire que toute souffrance soit une conséquence de la faute et ait un caractère de punition. La figure de Job le juste en est une preuve spéciale dans l'Ancien Testament. La Révélation, parole de Dieu même, pose en toute franchise le problème de la souffrance de l'homme innocent: la souffrance sans faute. Job n'a pas été puni, il n'y avait pas de fondement pour lui infliger une peine, même s'il a été soumis à une très dure épreuve. De l'introduction du Livre, il ressort que Dieu a permis cette épreuve en raison de la provocation de Satan. Celui-ci avait en effet contesté devant le Seigneur la justice de Job: « Est-ce pour rien que Job craint Dieu? ... Tu as béni toutes ses entreprises, ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais étends la main et touche à ses biens; je te jure qu'il te maudira en face! »(25). Et si le Seigneur consent à éprouver Job par la souffrance, il le fait pour montrer la justice de ce dernier. La souffrance a un caractère d'épreuve.

Le Livre de Job ne représente pas le dernier mot de la Révélation sur ce thème. Il est en un sens uné annonce de la passion du Christ. Mais il est déjà par lui-même un argument suffisant pour que la réponse à la question sur le sens de la souffrance ne soit pas liée sans réserve à l'ordre moral fondé sur la seule justice. Si une telle réponse a en elle-même une raison d'être et une valeur fondamentales et transcendantes, en même temps non seulement elle paraît insatisfaisante dans des cas analogues à la souffrance de Job le juste mais, en plus, elle semble vraiment réduire et appauvrir le concept de justice que nous rencontrons dans la Révélation.

12. Le Livre de Job soulève de manière aiguë le « pourquoi » dè la souffrance, il montre également que celle-ci frappe l'innocent, mais il ne donne pas encore la solution du problème.

Déjà dans l'Ancien Testament, nous remarquons une tendance qui cherche à dépasser l'idée selon laquelle la souffrance n'a de sens que comme punition du péché, car on souligne en même temps là valeur éducative de cette peine qu'est la souffrance. Ainsi donc, dans les souffrances infligées par Dieu au Peuple élu est contenue une invitation de sa miséricorde, qui châtie pour amener à la conversion: « Ces persécutions ont eu lieu non pour la ruine mais pour la correction de notre peuple »(26).

Ainsi est affirmée la dimension personnelle de la peine. Selon cette dimension, la peine a un sens non seulement parce qu'elle sert à répondre au mal objectif de la transgression par un autre mal, mais avant tout parce qu'elle crée la possibilité de reconstruire le bien dans le sujet même qui souffre.

C'ést là un aspect extrêmement important de la souffrance. Il est profondément enraciné dans toute la Révélation de l'ancienne et surtout de la nouvelle Alliance. La souffrance doit servir à la conversion, c'est-à-dire à la reconstruction du bien dans le sujet, qui peut reconnaître la miséricorde divine dans cet appel à la pénitence. La pénitence a pour but de triompher du mal, qui existe à l'état latent dans l'homme sous diverses formes, et de consolider le bien tant dans le sujet lui-même que dans ses rapports avec les autres et surtout avec Dieu.

13. Mais pour être en mesure de percevoir la vraie réponse au « pourquoi » de la souffrance, nous devons tourner nos regards vers la révélation de l'amour divin, source ultime du sens de tout ce qui existe. L'amour est également la source la plus riche du sens de la souffrance, qui demeure toujours un mystère: nous sommes conscients de l'insuffisance et du caractère inadéquat de nos explications. Le Christ nous fait entrer dans le mystère et nous fait découvrir le « pourquoi » de la souffrance, dans la mesure où nous sommes capables de comprendre la sublimité de l'amour divin.

Pour découvrir le sens profond de la souffrance, en suivant la Parole révélée de Dieu, il faut s'ouvrir largement au sujet humain dans sa potentialité multiple. Il faut surtout accueillir la lumière de la Révélation, non seulement parce qu'elle exprime l'ordre transcendant de la justice mais parce qu'elle éclaire cet ordre par l'amour, source définitive de tout ce qui existe. L'amour est aussi la source la plus complète de la réponse à la question sur le sens de la souffrance. Cette réponse a été donnée par Dieu à l'homme dans la Croix de Jésus-Christ.

IV

JÉSUS-CHRIST:
LA SOUFFRANCE VAINCUE PAR L'AMOUR

14. «Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (27). Ces paroles, prononcées par le Christ au cours de son entretien avec Nicodème, nous introduisent au cœur même de l'actionsalvifique de Dieu. Elles expriment aussi l'essence de la « sotériologie » chrétienne, c'est-à-dire de la théologie du salut. Sauver signifie libérer du mal; le salut est donc par là même lié étroitement au problème de la souffrance. Selon les paroles adressées à Nicodème, Dieu donne son Fils au « monde » pour libérer l'homme du mal, qui comporte en lui-même la perspective définitive et absolue de la souffrance. En même temps, le mot «donne » (« il a donné ») signifie que cette libération doit être accomplie par le Fils unique à travers sa propre souffrance. En cela se manifeste l'amour, l'amour infini tant de ce Fils unique que du Père qui « donne » pour cela son Fils. Tel est l'amour envers l'homme, l'amour envers le « monde »: c'est l'amour sauveur.

Nous nous trouvons ici — il faut s'en rendre compte clairement dans notre réflexion commune sur ce problème — dans une dimension complètement nouvelle de notre thème. C'est une dimension différente de celle qui déterminait la recherche de la signification de la souffrance et, en un sens, l'enfermait dans les limites de la justice. C'est là la dimension de la Rédemption que semblaient déjà annoncer dans l'Ancien Testament, du moins selon le texte de la Vulgate, les paroles de Job le juste: « Je sais, moi, que mon rédempteur est vivant, et qu'au dernier jour... je verrai mon Dieu... »(28). Si, jusqu'ici, nos considérations se sont concentrées avant tout et, en un sens, exclusivement sur la souffrance dans sa forme temporelle multiple (comme aussi les souffrances de Job le juste), les paroles de l'entretien de Jésus avec Nicodème rappelées ci-dessus concernent au contraire la souffrance dans son sens fondamental et définitif. Dieu donne son Fils unique afin que l'homme « ne périsse pas », et la signification de ce « ne périsse pas » est soigneusement précisée par les mots qui suivent: « mais ait la vie éternelle ».

L'homme « périt » quand il perd « la vie éternelle ». Le contraire du salut n'est donc pas seulement la souffrance temporelle, une souffrance quelconque, mais la souffrance définitive: la perte de la vie éternelle, le fait d'être rejeté par Dieu, la damnation. Le Fils unique a été donné à l'humanité pour protéger l'homme avant tout contre ce mal définitif et contre lasouffrance définitive. Dans sa mission salvifique, il doit donc atteindre le mal jusqu'en ses racines transcendantes à partir desquelles ce mal se développe dans l'histoire de l'homme. Ces racines transcendantes du mal sont ancrées dans le péché et dans la mort; elles se trouvent en effet à la base de la perte de la vie éternelle. La mission du Fils unique consiste à vaincre le péché et la mort. Il triomphe du péché par son obéissance jusqu'à la mort, et il triomphe de la mort par sa résurrection.

15. Quand on dit que le Christ, par sa mission, atteint le mal jusqu'en ses racines, nous pensons non seulement au mal et à la souffrance définitifs, eschatologiques (pour que l'homme « ne périsse pas mais ait la vie éternelle »), mais aussi — au moins indirectement — au mal et à la souffrance dans leur dimension temporelle et historique. Le mal reste en effet lié au péché et à la mort. Et même si c'est avec une grande prudence que l'on doit juger la souffrance de l'homme comme une conséquence de péchés concrets (comme le montre précisément l'exemple de Job le juste), on ne peut cependant pas la séparer du péché des origines, de ce qui, chez saint Jean, est appelé « le péché du monde »(29), de l'arrière-plan pécheur des actions personnelles et des processus sociaux dans l'histoire de l'homme. S'il n'est pas permis d'appliquer ici le critère restreint de la dépendance directe (comme le faisaient les trois amis de Job), on ne peut non plus renoncer au critère selon lequel, à la base des souffrances humaines, il y a des compromissions de toutes sortes avec le péché.

Il en est de même quand il s'agit de la mort. On va jusqu'à l'attendre, bien souvent, comme une libération des souffrances de cette vie. Et en même temps, il ne saurait nous échapper qu'elle constitue comme une synthèse définitive de leur oeuvre destructrice, tant dans l'organisme corporel que dans la vie psychique. Mais la mort comporte avant tout la désagrégation de toute la personnalité psychophysique de l'homme. L'âme survit et subsiste séparée du corps tandis que le corps est soumis à une décomposition progressive conformément aux paroles prononcées par le Seigneur Dieu, après le péché commis par l'homme au début de son histoire terrestre: « Tu es poussière et tu retourneras en poussière »(30). Ainsi donc, même si la mort n'est pas une souffrance au sens temporel du mot, même si, d'une certaine façon, elle se trouve au-delà de toutes les souffrances, le mal que l'être humain expérimente en elle a un caractère définitif et totalisant. Par son oeuvre salvifique, le Fils unique libère l'homme du péché et de la mort. Il commence par effacer de l'histoire de l'homme la domination du péché qui s'est enraciné sous l'influence de l'Esprit du mal dès le péché originel, puis il donne à l'homme la possibilité de vivre dans la Grâce sanctifiante. Dans le sillage de la victoire sur le péché, il enlève aussi à la mort son pouvoir, ouvrant la porte, par sa Résurrection, à la future résurrection des corps. L'une et l'autre sont des conditions essentielles de la « vie éternelle », c'est-à-dire du bonheur définitif de l'homme en union avec Dieu; cela signifie, pour les sauvés, que dans la perspective eschatologique, la souffrance est totalement effacée.

En conséquence de l'oeuvre salvifique du Christ, l'homme, au long de son existence sur terre, a l'espérance de la vie et de la sainteté éternelles. Et même si la victoire sur le péché et sur la mort, remportée par le Christ grâce à sa Croix et à sa Résurrection, ne supprime pas les souffrances temporelles de la vie humaine, et ne libère pas de la souffrance l'existence humaine dans la totalité de sa dimension historique, elle jette cependant une lumière nouvelle — la lumière du salut — sur toute cette dimension historique et sur toute souffrance. Et cette lumière est celle de l'Evangile, c'est-à-dire de la Bonne Nouvelle. Au centre de cette lumière se trouve la vérité énoncée lors de l'entretien avec Nicodème: « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique »(31). Cette vérité bouleverse jusqu'en ses fondements le cadre de l'histoire de l'homme et de sa situation terrestre: malgré le péché qui s'est enraciné dans cette histoire, et comme héritage originel et comme « péché du monde » et comme somme des péchés personnels, Dieu le Père a aimé son Fils unique, c'est-à-dire qu'il l'aime toujours; puis dans le temps, en raison précisément de cet amour qui surpasse tout, il « donne » ce Fils afin qu'il atteigne les racines mêmes du mal humain et qu'ainsi, porteur du salut, il se rende proche du monde de la souffrance tout entier auquel l'homme participe.

16. Dans son activité messianique au sein d'Israël, le Christ s'est sans cesse fait proche du monde de la souffrance humaine. « Il est passé en faisant le bien »(32), et son action le portait en premier lieu vers ceux qui souffraient et ceux qui attendaient de l'aide. Il guérissait les malades, consolait les affligés, donnait à manger aux affamés, délivrait les hommes de la surdité, de la cécité, de la lèpre, du démon, de divers handicaps physiques, trois fois il a rendu la vie à un mort. Il était sensible à toute souffrance humaine, tant du corps que de l'âme. En même temps, il enseignait; et au centre de son enseignement se trouvent les huit béatitudes, qui sont adressées aux hommes éprouvés par différentes souffrances dans la vie temporelle. Ce sont ceux qui ont « une âme de pauvre » et « les affligés », « les affamés et assoiffés de la justice » et « les persécutés pour la justice », ceux que l'on insulte, que l'on persécute, contre lesquels on dit faussement toute sorte de mal à cause du Christ(33)... Ceci selon saint Matthieu; Luc mentionne encore explicitement ceux qui ont « faim maintenant »(34).

De toute façon, le Christ s'est fait proche du monde de la souffrance humaine surtout en prenant sur lui-même cette souffrance. Durant son activité publique, non seulement il a éprouvé la fatigue, l'absence de maison, l'incompréhension, même de ses plus proches, mais, par-dessus tout, il a été de plus en plus hermétiquement enfermé dans un cercle d'hostilité, et les préparatifs pour le faire disparaître du monde des vivants sont devenus de plus en plus manifestes. Le Christ en est conscient et bien souvent il parle à ses disciples des souffrances et de la mort qui l'attendent: « Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens, ils le bafoueront, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et après trois jours il ressuscitera »(35). Le Christ va audevant de sa passion et de sa mort en pleine conscience de la mission qu'il doit accomplir précisément de cette manière. C'est précisément par cette souffrance qu'il doit faire en sorte « que l'homme ne périsse pas mais ait la vie éternelle ». C'est précisément par sa Croix qu'il doit atteindre les racines du mal enfoncées dans l'histoire de l'homme et dans l'âme humaine. C'est précisément par sa Croix qu'il doit accomplir l'oeuvre du salut . Cette oeuvre, dans le dessein de l'Amour éternel, a un caractère rédempteur.

Et c'est pourquoi il reprend sévèrement Pierre lorsque celui-ci veut lui faire abandonner ses pensées sur la souffrance et sur la mort en croix(36). Et quand le même Pierre, au moment de l'arrestation à Gethsémani, tente de le défendre par l'épée, le Christ lui dit: « Rentre ton épée... Comment alors s'accompliraient les Ecritures d'après lesquelles il doit en être ainsi? »(37). Et il dit aussi: « La coupe que m'a donnée le Père, ne la boirai-je pas? »(38). Cette réponse — comme d'autres qui reviennent en divers points de l'Evangile—montre combien le Christ était profondément pénétré de la pensée qu'il avait déjà exprimée lors de son entretien avec Nicodème: « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle »(39). Le Christ s'achemine vers sa propre souffrance, conscient de sa force salvifique; il va, obéissant à son Père, mais surtout il est uni à son Père dans l'amour meme dont le Père a aimé le monde et l'homme dans le monde. Et c'est pourquoi saint Paul écrira du Christ: il « m'a aimé et s'est livré pour moi »(40).

17. Les Ecritures devaient s'accomplir. Nombreux étaient les textes messianiques de l'Ancien Testament qui annonçaient les souffrances du futur Oint de Dieu. L'un d'entre eux est particulièrement touchant, celui que l'on appelle habituellement le quatrième chant du Serviteur de Yahvé, contenu dans le Livre d'Isaie. Le prophète, appelé à juste titre « le cinquième évangéliste », présente dans ce chant l'image des souffrances du Serviteur avec un réalisme aigu, comme s'il les voyait de ses propres yeux, les yeux du corps et ceux de l'esprit. A la lumière des versets d'Isaïe, la passion du Christ devient presque plus expressive et émouvante encore que dans les descriptions des évangélistes eux-mêmes. Voici comment se présente devant nous le vrai Homme de douleur:

« Il n'avait ni beauté ni éclat pour attirer nos regards...
Objet de mépris, abandonné des hommes,
homme de douleur, familier de la souffrance,
comme quelqu'un devant qui on se voile la face,
méprisé, nous n'en faisions aucun cas.
Or ce sont nos souffrances qu'il portait
et nos douleurs dont il était chargé.
Et nous, nous le considérions comme puni,
frappé par Dieu et humilié.
Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes,
écrasé à cause de nos fautes.
Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui,
et dans ses blessures nous trouvons la guérison.
Tous, comme des moutons, nous étions errants,
chacun suivant son propre chemin,
et le Seigneur a fait retomber sur lui
nos fautes à tous »(41).

Le chant du Serviteur souffrant contient une description dans laquelle on peut, en un sens, identifier les étapes de la passion du Christ dans tous leurs détails: l'arrestation, l'humiliation, les soufflets, les crachats, le mépris de la dignité même du prisonnier, le jugement inique, puis la flagellation, le couronnement d'épines et la dérision, le chemin de croix, la crucifixion, l'agonie.

Ce qui nous touche dans les paroles du prophète, plus encore que cette description de la passion, c'est la profondeur du sacrifice du Christ. Bien qu'innocent, voici qu'il se charge des souffrances de tous les hommes parce qu'il se charge des péchés de tous. « Le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à tous »: tout le péché de l'homme dans son étendue et sa profondeur devient la véritable cause de la souffrance du Rédempteur. Si la souffrance se « mesure » en fonction du mal enduré, les paroles du prophète nous permettent de comprendre la mesure du mal et de la souffrance dont le Christ s'est chargé. On peut dire que c'est une souffrance de « substitution »; mais elle est surtout une souffrance de « rédemption ». L'Homme de douleur de cette prophétie est vraiment « l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde »(42). Dans sa souffrance, les péchés sont effacés précisément parce que lui seul, comme Fils unique, a pu les prendre sur lui, les assumer avec un amour envers le Père qui surpasse le mal de tout péché; en un certain sens, il anéantit ce mal dans l'espace spirituel des rapports entre Dieu et l'humanité, et il remplit cet espace avec le bien.

Nous touchons ici la dualité de nature d'un unique sujet personnel de la souffrance rédemptrice. Celui qui, par sa passion et sa mort sur la Croix, opère la Rédemption est le Fils unique que Dieu « a donné ». Et en même temps, ce Fils de même nature que le Père souffre en tant qu'homme. Sa souffrance a des dimensions humaines, elle a aussi — à un degré unique dans l'histoire de l'humanité — une profondeur et une intensité qui, bien qu'humaines, peuvent être également une profondeur et une intensité incomparables de souffrance du fait que l'Homme qui souffre est en personne le Fils unique: « Dieu de Dieu ». Lui seul par conséquent — lui, le Fils unique — est capable d'étreindre l'étendue du mal contenu dans le péché de l'homme: dans tout péché et dans le péché « total », selon les dimensions de l'existence historique de l'humanité sur la terre.

18. On peut dire qu'à présent les considérations ci-dessus nous mènent directement à Gethsémani et sur le Golgotha, où s'est réalisé le chant du Serviteur souffrant contenu dans le Livre d'Isaïe. Mais avant d'y aller, lisons les versets suivants du chant, qui donnent une anticipation prophétique de la passion de Gethsémani et du Golgotha. Le Serviteur souffrant — et cela est à son tour essentiel pour une analyse de la passion du Christ — se charge d'une manière totalement volontaire des souffrances dont on a parlé:

« Maltraité, il s'humiliait,
il n'ouvrait pas la bouche,
comme l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir,
comme devant les tondeurs une brebis muette,
il n'ouvrait pas la bouche.
Par contrainte et jugement il a été saisi.
Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété
qu'il ait été retranché de la terre des vivants,
qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple?
On lui a donné un sépulcre avec les impies
et sa tombe est avec le riche,
bien qu'il n'ait pas commis de violence
et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche »(43).

Le Christ souffre volontairement et c'est innocent qu'il souffre. Il accueille par sa souffrance la question — posée nombre de fois par les hommes — qui a été exprimée en un sens d'une manière radicale par le Livre de Job. Toutefois, non seulement le Christ porte en lui l'interrogation elle-même (et cela d'une façon encore plus radicale puisque, s'il est homme comme Job, il est aussi le Fils unique de Dieu), mais il apporte également la plus complète des réponses possibles à cette question. La réponse vient, peut-on dire, de la matière même dont est faite la demande. La réponse à l'interrogation sur la souffrance et sur le sens de la souffrance, le Christ la donne non seulement par son enseignement, c'est-à-dire par la Bonne Nouvelle, mais avant tout par sa propre souffrance qui est complétée d'une manière organique et indissoluble par cet enseignement de la Bonne Nouvelle. Et c'est là le mot ultime, la synthèse, de cet enseignement: « le langage de la Croix », comme le dira un jour saint Paul(44).

Ce « langage de la Croix » charge d'une réalité définitive l'image de la prophétie antique. Bien des textes, bien des discours, dans l'enseignement public du Christ, témoignent que celui-ci accepte d'emblée cette souffrance, qui est la volonté du Père pour le salut du monde. Mais ici, le point décisif est la prière à Gethsémani. « Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux »(45), et un peu plus loin: « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite! » (46): ces paroles sont expressives à plus d'un titre. Elles prouvent la vérité de l'amour que le Fils unique donne à son Père par son obéissance. En même temps, elles attestent la vérité de sa souffrance. Les paroles de la prière du Christ à Gethsémani prouvent la vérité de l'amour par la vérité de la souffrance. Les paroles du Christ confirment en toute simplicité cette vérité humaine de la souffrance, jusqu'au fond: la souffrance, c'est subir le mal, devant lequel l'homme frémit. Il dit: « Qu'elle passe loin de moi! », précisément comme le Christ l'a dit à Gethsémani.

Ses paroles attestent en même temps la profondeur et l'intensité uniques et incomparables de la souffrance que seul l'Homme qui est le Fils unique a pu expérimenter; elles attestent cette profondeur et cette intensité que les termes prophétiques cités ci-dessus aident, à leur manière, à comprendre: pas à fond, certes (il faudrait pour cela pénétrer le mystère divin et humain de celui qui en est le sujet), mais au moins à comprendre la différence (et en même temps la ressemblance) qui se vérifie entre toute souffrance possible de l'homme et celle du Dieu-Homme. Gethsémani est le lieu où précisément cette souffrance, dans toute la vérité exprimée par le prophète sur le mal qu'elle fait ressentir, s'est révélée quasi définitivement à l'âme du Christ.

Après les paroles de Gethsémani viennent les paroles prononcées sur le Golgotha: elles témoignent de la profondeur — unique dans l'histoire du monde — du mal que représente l'épreuve de la souffrance. Lorsque le Christ dit « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? », ses paroles ne sont pas seulement l'expression de l'abandon qui s'exprimait souvent dans l'Ancien Testament, spécialement dans les Psaumes, et en particulier dans ce Psaume 22 [21] d'où vient la phrase citée(47). On péut dire que ces paroles d'abandon naissent au plan de l'union indissoluble du Fils à son Père, et qu'elles naissent parce que le Père « a fait retomber sur lui nos fautes à tous »(48), dans la ligne de ce que dira saint Paul: « Celui qui n'avait pas connu le péché, Dieu l'a pour nous identifié au péché »(49). En même temps que ce poids horrible, mesurant « tout » le mal — contenu dans le péché — qui consiste à tourner le dos à Dieu, le Christ, par la profondeur divine de l'union filiale à son Père, perçoit d'une façon humainement inexprimable la souffrance qu'est la séparation, le rejet du Père, la rupture avec Dieu. Mais c'est justement par cette souffrance qu'il opère la Rédemption et qu'il peut dire en expirant: « Tout est accompli »(50).

On peut dire aussi que l'Ecriture s'est accomplie, que se sont définitivement réalisées les paroles du chant du Serviteur souffrant: « Le Seigneur a voulu l'écraser par la souffrance »(51). La souffrance humaine a atteint son sommet dans la passion du Christ. Et, simultanément, elle a revêtu une dimension complètement nouvelle et est entrée dans un ordre nouveau: elle a été liée à l'amour, à l'amour dont le Christ parlait à Nicodème, à l'amour qui crée le bien, en le tirant même du mal, en le tirant au moyen de la souffrance, de même que le bien suprême de la Rédemption du monde a été tiré de la Croix du Christ et trouve continuellement en elle son point de départ. La Croix du Christ est devenue une source d'où coulent des fleuves d'eau vive(52). C'est en elle aussi que nous devons reposer la question du sens de la souffrance et trouver jusqu'au bout la réponse à cette question.

V

PARTICIPANTS DES SOUFFRANCES DU CHRIST

19. Le même chant du Serviteur souffrant, dans le Livre d'Isaïe, nous conduit justement, par les versets qui suivent, dans la direction de cette question et de cette réponse:

« S'il offre sa vie en sacrifice expiatoire,
il verra une postérité, il prolongera ses jours,
par lui s'accomplira la volonté du Seigneur.
A la suite de l'épreuve endurée par son âme,
il verra la lumière et sera comblé.
Par sa connaissance,
le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes
en s'accablant lui-même de leurs fautes.
C'est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes,
et avec les puissants il partagera le butin,
parce qu'il s'est livré lui-même à la mort
et qu'il a été compté parmi les criminels
et qu'il portait le péché des multitudes
et qu'il intercédait pour les criminels »(53).

On peut dire qu'avec la passion du Christ, toute souffrance humaine s'est trouvée dans une situation nouvelle. Cette situation, il semble que Job l'ait pressentie quand il disait: « Je sais, moi, que mon rédempteur est vivant... »(54), et qu'il ait orienté vers elle sa propre souffrance qui, sans la Rédemption, n'aurait pu lui révéler la plénitude de sa signification. Dans la Croix du Christ, non seulement la Rédemption s'est accomplie par la souffrance, mais de plus la souffrance humaine elle-même a été rachetée. Le Christ — sans qu'il ait commis aucune faute — s'est chargé du « mal total du péché ». L'expérience de ce mal a déterminé la mesure incomparable de la souffrance du Christ, qui est devenue le prix de la Rédemption. C'est ce que dit le chant du Serviteur souffrant dans Isaïe. En leur temps, les témoins de la Nouvelle Alliance, conclue dans le Sang du Christ, le diront aussi. Voici comment s'exprime l'Apôtre Pierre dans sa première lettre: « Sachez que ce n'est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un sang précieux, comme d'un agneau sans défaut et sans tache, celui du Christ »(55). Et l'Apôtre Paul, dans sa lettre aux Galates, dira: « Il s'est livré pour nos péchés afin de nous arracher à ce monde actuel et mauvais »(56), et dans la première lettre aux Corinthiens: « Car le Seigneur vous a achetés très cher. Rendez gloire à Dieu dans votre corps! »(57).

C'est ainsi, ou par des «pressions semblables, que les témoins de la Nouvelle Alliance parlent de la grandeur de la Rédemption qui s'est accomplie par la souffrance du Christ. Le Rédempteur a souffert à la place de l'homme et pour l'homme. Tout homme participe d'une manière ou d'une autre à la Rédemption. Chacun est appelé,lui aussi, à participer à la souffrance par laquelle la Rédemption s'est accomplie. Il est appelé à participer à la souffrance par laquelle toute souffrance humaine a aussi été rachetée. En opérant la Rédemption par la souffrance, le Christ a élevé en même temps la souffrance humaine jusqu'à lui donner valeur de Rédemption. Tout homme peut donc, dans sa souffrance, participer à la souffrance rédemptrice du Christ.

20. Les textes du Nouveau Testament expriment cette idée en bien des endroits. Dans la deuxième lettre aux Corinthiens, l'Apôtre écrit: « Pressés de toute part, mais non pas écrasés; ne sachant qu'espérer, mais non désespérés; persécutés, mais non abandonnés; terrassés, mais non annihilés. Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps. Quoique vivants, en effet, nous sommes continuellement livrés à la mort à cause de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle..., sachant que Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera, nous aussi, avec Jésus »(58).

Saint Paul parle des diverses souffrances et en particulier de celles que subissaient les premiers chrétiens « à cause de Jésus ». Ces souffrances permettent aux destinataires de cette lettre de prendre part à l'oeuvre de la Rédemption accomplie moyennant les souffrances et la mort du Rédempteur. L'éloquence de la Croix et de la mort est complétée, toutefois, par l'éloquence de la Résurrection. L'homme trouve dans la Résurrection une lumière complètement nouvelle qui l'aide à se frayer un chemin à travers les ténèbres épaisses des humiliations, des doutes, du désespoir et de la persécution. C'est pourquoi l'Apôtre écrira aussi dans la seconde lettre aux Corinthiens: « De même en effet que les souffrances du Christ abondent pour nous, ainsi, par le Christ, abonde aussi notre consolation »(59). Ailleurs, il adresse à ses destinataires des paroles d'encouragement: « Que le Seigneur dirige vos cœurs vers l'amour de Dieu et la constance du Christ »(60). Et dans la lettre aux Romains, il écrit: « Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréab

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