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Mulieris Dignitatem - 15 août 1988


LETTRE APOSTOLIQUE
MULIERIS DIGNITATEM
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
SUR LA
DIGNITÉ ET LA VOCATION
DE LA FEMME
À L'OCCASION DE L'ANNÉE MARIALE




Vénérables Frères, chers Fils et Filles,
salut et Bénédiction Apostolique!

I

INTRODUCTION

Un signe des temps

1. LA DIGNITÉ DE LA FEMME et sa vocation _ objets constants de la réflexion humaine et chrétienne _ ont pris ces dernières années un relief tout à fait particulier. On le constate, entre autres, dans les interventions du Magistère de l'Eglise, reprises par divers documents du Concile Vatican II, qui a ensuite affirmé dans son Message final: «L'heure vient, l'heure est venue où la vocation de la femme s'accomplit en plénitude, l'heure où la femme acquiert dans la cité une influence, un rayonnement, un pouvoir jamais atteints jusqu'ici. C'est pourquoi, en ce moment où l'humanité connaît une si profonde mutation, les femmes imprégnées de l'esprit de l'Evangile peuvent tant pour aider l'humanité à ne pas déchoir»(1). Les paroles de ce Message résument ce qui avait déjà été exprimé par l'enseignement du Concile, notamment dans la constitution pastorale Gaudium et spes(2) et dans le décret sur l'apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem(3).

De semblables prises de position s'étaient manifestées au cours de la période pré-conciliaire, par exemple dans de nombreux discours du Pape Pie XII(4) et dans l'encyclique Pacem in terris du Pape Jean XXIII(5). Après le Concile Vatican II, mon prédécesseur Paul VI a souligné le sens de ce «signe des temps» en conférant le titre de Docteur de l'Eglise à sainte Thérèse de Jésus et à sainte Catherine de Sienne(6), et en instituant aussi, à la demande de l'Assemblée du Synode des Evêques de 1971, une Commission ad hoc dont le but était l'étude des problèmes contemporains concernant la «promotion effective de la dignité et de la responsabilité des femmes»(7). Dans un de ses discours, Paul VI dit entre autres: «Dans le christianisme en effet, plus que dans toute autre religion, la femme a dès les origines un statut spécial de dignité, dont des aspects nombreux et marquants sont attestés dans le Nouveau Testament [...]; il apparaît avec évidence que la femme est appelée à faire partie de la structure vivante et opérante du christianisme d'une façon si importante qu'on n'en a peut-être pas encore discerné toutes les virtualités»(8).

Les Pères de la récente Assemblée du Synode des Evêques (octobre 1987), consacrée à «la vocation et la mission des laïcs dans l'Eglise et dans le monde vingt ans après le Concile Vatican II», se sont à nouveau préoccupés de la dignité et du rôle de la femme. Ils ont notamment souhaité que soient approfondis les fondements anthropologiques et théologiques nécessaires pour résoudre les problèmes relatifs au sens et à la dignité de la femme et de l'homme. Il s'agit de comprendre la raison et les conséquences de la décision du Créateur selon laquelle l'être humain existe toujours et uniquement comme femme et comme homme. C'est seulement à partir de ces fondements, qui permettent de saisir la profondeur de la dignité et de la vocation de la femme, que l'on peut parler de sa présence active dans l'Eglise et dans la société.

Tel est le sujet que j'entends traiter dans le présent document. L'exhortation post-synodale qui sera publiée après ce document présentera des propositions d'ordre pastoral sur la place de la femme dans l'Eglise et dans la société, propositions sur lesquelles les Pères synodaux ont poursuivi des réflexions importantes, après avoir étudié, entre autres, les témoignages des Auditeurs laïcs _ femmes et hommes _ venus des Eglises particulières de tous les continents.

L'Année Mariale

2. Le dernier Synode s'est déroulé durant l'Année mariale, qui donne une impulsion particulière à l'étude de ce thème, comme le signale également l'encyclique Redemptoris Mater(9). Cette encyclique développe et actualise l'enseignement du Concile Vatican II contenu dans le chapitre VIII de la constitution dogmatique sur l'Eglise Lumen gentium. Ce chapitre porte un titre significatif: «La bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu, dans le mystère du Christ et de l'Eglise». Marie _ la «femme» de la Bible (cf. Gn 3, 15; Jn 2, 4; 19, 26) _ appartient intimement au mystère salvifique du Christ, et c'est pourquoi elle est présente aussi d'une façon spéciale dans le mystère de l'Eglise. «L'Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement [...] de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain»(10), la présence spéciale de la Mère de Dieu dans le mystère de l'Eglise nous permet de penser au lien exceptionnel entre cette «temme» et la famille humaine tout entière. Il s'agit ici de chacun et de chacune, de tous les fils et toutes les filles du genre humain, en qui est mis en oeuvre, à travers les générations, l'héritage fondamental de toute l'humanité qui est lié au mystère du «commencement» biblique: «Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa» (Gn 1, 27)(11).

Cette vérité éternelle sur l'être humain, homme et femme, _ vérité qui est aussi inscrite de façon immuable dans l'expérience de tous _ constitue en même temps le mystère qui «ne s'éclaire vraiment que dans le [...] Verbe incarné». Le Christ «manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation», comme l'enseigne le Concile(12). Dans ce fait de «manifester l'homme à lui-même», ne faut-il pas entrevoir une place particulière pour la «femme» que fut la Mère du Christ? Le «message» du Christ contenu dans l'Evangile, et qui a pour toile de fond toute l'Ecriture, Ancien et Nouveau Testaments, ne peut-il dire beaucoup à l'Eglise et à l'humanité sur la dignité et la vocation de la femme?

C'est précisément ce qui veut être la trame du présent document, qui s'inscrit dans le contexte plus large de l'Année mariale, alors qu'approchent la fin du deuxième millénaire depuis la naissance du Christ et le début du troisième. Il me semble qu'il est préférable de donner à ce document le style et le caractère d'une méditation.

II

FEMME - MÈRE DE DIEU
(THÉOTOKOS)

Union à Dieu

3. «Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme». Par ces paroles de la Lettre aux Galates (4, 4), l'Apôtre Paul unit entre eux les moments principaux qui déterminent fondamentalement l'accomplissement du mystère qui était «d'avance arrêté en Dieu» (cf. Ep 1, 9). Le Fils, Verbe consubstantiel au Père, naît d'une femme, comme homme, quand vient «la plénitude du temps». Cet événement conduit au sommet de l'histoire de l'homme sur la terre, entendue comme histoire du salut. Il est significatif que l'Apôtre ne désigne pas la Mère du Christ par son nom propre, «Marie», mais la désigne comme «femme»: cela établit une concordance avec les paroles du protévangile dans le Livre de la Genèse (cf. 3, 15). Cette «femme», précisément, est présente en l'événement central du salut, qui détermine la «plénitude du temps»: cet événement se réalise en elle et par elle.

Ainsi commence l'événement central, l'événement clé dans l'histoire du salut, la Pâque du Seigneur. Toutefois, il vaut peut-être la peine de le considérer de nouveau à partir de l'histoire spirituelle de l'homme en son sens le plus large, comme elle s'exprime à travers les diverses religions du monde. Référons-nous ici aux paroles du Concile Vatican II: «Les hommes attendent des diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme aujourd'hui, troublent profondément le coeur humain: qu'est-ce que l'homme? Quel est le sens et le but de sa vie? Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le péché? Quels sont l'origine et le but de la souffrance? Quelle est la voie pour parvenir au vrai bonheur? Qu'est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après la mort? Qu'est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence, d'où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons?»(13). «Depuis les temps les plus reculés jusqu'à aujourd'hui, on trouve dans les différents peuples une certaine sensibilité à cette force cachée qui est présente au cours des choses et aux événements de la vie humaine, parfois même une reconnaissance de la Divinité suprême, ou encore du Père»(14).

A partir de ce vaste panorama, qui fait ressortir les aspirations de l'esprit humain en recherche de Dieu _ allant parfois «comme à tâtons» (cf. Ac 17, 27) _, la «plénitude du temps» dont parle Paul dans sa Lettre met en relief la réponse de Dieu lui-même, de Celui en qui «nous avons la vie, le mouvement et l'être» (cf. Ac 17, 28). C'est le Dieu qui, «après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, dans les derniers temps nous a parlé par le Fils» (cf. He 1, 1-2). L'envoi de ce Fils, consubstantiel au Père, comme homme «né d'une femme», constitue l'étape culminante et définitive de la révélation que Dieu tait de lui-même à l'humanité. Cette révélation possède en même temps un caractère salvifique, comme l'enseigne un autre texte du Concile Vatican II: «Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté (cf. Ep 1, 9) grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l'Esprit Saint auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine (cf. Ep 2, 18; 2 P 1, 4)»(15).

La femme se trouve au coeur de cet événement salvifique. La révélation que Dieu fait de lui-même, à savoir l'unité insondable de la Trinité, est contenue pour l'essentiel dans l'Annonciation de Nazareth. «Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut» _ «Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme?» _ «L'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu ... Car rien n'est impossible à Dieu» (Lc 1, 31-37)(16).

I1 est facile de comprendre cet événement dans la perspective de l'histoire d'Israël, le peuple élu dont Marie est la fille, mais il est facile aussi de le comprendre dans la perspective de tous les chemins sur lesquels l'humanité cherche depuis toujours une réponse aux questions fondamentales et en même temps définitives qui l'obsèdent le plus. Ne trouve-t-on pas dans l'Annonciation de Nazareth le début de la réponse définitive par laquelle Dieu même va au-devant de l'inquiétude du coeur humain?(17) Il ne s'agit pas seulement ici de paroles de Dieu révélées par les prophètes, mais, au moment de cette réponse, le Verbe se fait réellement chair (cf. Jn 1, 14). Marie atteint ainsi une telle union à Dieu qu'elle dépasse toutes les attentes de l'esprit humain. Elle dépasse même les attentes de tout Israël et, en particulier, des filles de ce peuple élu, qui, en vertu de la promesse, pouvaient espérer que l'une d'entre elles deviendrait un jour la mère du Messie. Qui parmi elles, toutefois, pouvait supposer que le Messie promis serait le «Fils du Très-Haut»? A partir de la foi monothéiste au temps de l'Ancien Testament, c'était difficilement envisageable. Ce n'est que par la force de l'Esprit Saint «venu sur elle» que Marie pouvait accepter ce qui est «impossible aux hommes mais possible à Dieu» (cf. Mc 10, 27).

Théotokos

4. Ainsi la «plénitude du temps» manifeste la dignité extraordinaire de la «femme». Cette dignité consiste, d'une part, dans l'élévation surnaturelle à l'union à Dieu en Jésus Christ, qui détermine la finalité profonde de l'existence de tout homme tant sur la terre que dans l'éternité. De ce point de vue, la «femme» est la représentante et l'archétype de tout le genre humain: elle représente l'humanité qui appartient à tous les êtres humains, hommes et femmes. Mais, d'autre part, l'événement de Nazareth met en relief une forme d'union à Dieu qui ne peut appartenir qu'à la «femme», à Maríe: l'union entre la mère et son fils. La Vierge de Nazareth devient en effet la Mère de Dieu.

Cette vérité, reçue dès le début par la foi chrétienne, a été formulée de façon solennelle par le Concile d'Ephèse (en l'an 431)(18). S'opposant à l'opinion de Nestorius, pour qui Marie était exclusivement la mère de Jésus-homme, ce concile mit en relief le sens profond de la maternité de la Vierge Marie. Au moment de l'Annonciation, en répondant par son «fiat», Marie concut un homme qui était Fils de Dieu, consubstantiel au Père. Elle est donc vraiment la Mère de Dieu, car la maternité concerne toute la personne et pas seulement le corps, ni même seulement la «nature» humaine. Ainsi le nom de «Théotokos» _ Mère de Dieu _ devint le nom propre de l'union à Dieu accordée à la Vierge Marie.

L'union particulière de la «Théotokos» avec Dieu, qui réalise de la manière la plus éminente la prédestination surnaturelle à l'union avec le Père qui est accordée à tout homme (filii in Filio), est grâce pure et, comme telle, un don de l'Esprit. Mais en même temps, par une réponse de foi, Marie exprime sa libre volonté, et donc l'entière participation du «moi» personnel et féminin à l'événement de l'Incarnation Par son «fiat», Marie devient le sujet authentique de l'union à Dieu qui s'est réalisée dans le mystère de l'Incarnation du Verbe consubstantiel au Père. Toute l'action de Dieu dans l'histoire des hommes respecte toujours la libre volonté du «moi» humain. Il en est de même dans l'Annonciation de Nazareth.

«Servir veut dire régner»

5. Cet événement possède un caractère interpersonnel très clair: c'est un dialogue. Nous ne le comprenons pas entièrement si nous ne centrons pas tout l'entretien entre l'Ange et Marie sur la salutation: «comblée de grâce»(19). Tout le dialogue de l'Annonciation dévoile la dimension essentielle de l'événement: la dimension surnaturelle (***). Mais la grâce ne laisse jamais la nature de côté, elle ne l'annule pas non plus; au contraire, elle la perfectionne et l'ennoblit. La «plénitude de grâce» accordée à la Vierge de Nazareth en vue de sa qualité de «Théotokos» signifie donc en même temps la plénitude de la perfection de «ce qui est caractéristique de la femme», de «ce qui est féminin». Nous nous trouvons ici, en un sens, au point central, à l'archétype de la dignité personnelle de la femme.

Lorsque Marie répond aux paroles du messager céleste par son «fiat», la «comblée de grâce» sent le besoin d'exprimer son rapport personnel avec le don qui lui a été révélé, et elle dit: «Je suis la servante du Seigneur» (Lc 1, 38). On ne saurait priver cette phrase de son sens profond, ni l'atténuer, en l'isolant artificiellement de tout le contexte de l'événement et de tout le contenu de la vérité révélée sur Dieu et sur l'homme. L'expression «servante du Seigneur» traduit toute la conscience qu'a Marie d'être une créature par rapport à Dieu. Toutefois, le mot «servante», vers la fin du dialogue de l'Annonciation, s'inscrit dans toute la perspective de l'histoire de la Mère et de son Fils. En effet, ce Fils, qui est vraiment et consubstantiellement «Fils du Très-Haut», dira souvent de lui-même, surtout au point culminant de sa mission: «Le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir» (Mc 10, 45).

Le Christ a toujours conscience en lui-même d'être le «serviteur du Seigneur», selon la prophétie d'Isaïe (cf. 42, 1; 49, 3. 6; 52, 13), qui exprime l'essentiel de sa mission messianique, il a conscience d'être le Rédempteur du monde. Marie, elle, dès le premier instant de sa maternité divine, de son union à son Fils que «le Père a envoyé dans le monde pour que le monde soit sauvé par lui» (cf. Jn 3, 17), entre dans le service messianique du Christ(20). C'est précisément ce service qui constitue le fondement même du Règne dans lequel «servir veut dire régner»(21). Le Christ, «Serviteur du Seigneur», manifestera à tous la dignité royale du service, à laquelle la vocation de tout homme est étroitement liée.

Ainsi donc, considérer la réalité femme-Mère de Dieu est une excellente façon de nous faire entrer dans la présente méditation de l'Année mariale. Cette réalité détermine aussi la perspective essentielle de la réflexion sur la dignité et sur la vocation de la femme. En pensant, en disant ou en faisant quelque chose qui concerne la dignité et la vocation de la femme, la pensée, le coeur et l'action ne doivent pas se détourner de cette perspective. La dignité de tout être humain et la vocation qui lui correspond trouvent leur mesure définitive dans l'union à Dieu. Marie _ la femme de la Bible _ est l'expression la plus accomplie de cette dignité et de cette vocation. En effet, tout-être humain, masculin ou féminin, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, ne peut s'épanouir que dans le sens de cette image et de cette ressemblance.

III

IMAGE ET RESSEMBLANCE DE DIEU

Le Livre de la Gènese

6. NOUS devons nous replacer dans le contexte du «commencement» biblique où la vérité révélée sur l'homme comme «image et ressemblance de Dieu» constitue la base immuable de toute l'anthropologie chrétienne(22). «Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa» (Gn 1, 27). Ce passage concis contient les vérités fondamentales de l'anthropologie: l'homme est le sommet de tout l'ordre de la création dans le monde visible; le genre humain, qui commence au moment où l'homme et la femme sont appelés à l'existence, couronne toute l'oeuvre de la création; tous les deux sont des êtres humains, l'homme et la femme à un degré égal tous les deux créés à l'image de Dieu. Cette image, cette ressemblance avec Dieu, qui est essentielle à l'être humain, est transmise par l'homme et la femme, comme époux et parents, à leurs descendants: «Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la» (Gn 1, 28). Le Créateur confie la «domination» de la terre au genre humain, à toutes les personnes, à tous les hommes et à toutes les femmes, qui puisent leur dignité et leur vocation dans leur «origine» commune.

Dans la Genèse, nous trouvons encore une autre description de la création de l'homme _ homme et femme (cf. 2, 18-25) _ à laquelle nous nous référerons par la suite. Dès maintenant toutefois, il faut préciser que la vérité sur le caractère personnel de l'être humain ressort de la description biblique. L'homme est une personne, et cela dans la même mesure pour l'homme et pour la femme, car tous les deux ont été créés à l'image et à la ressemblance du Dieu personnel. Ce qui rend l'homme semblable à Dieu, c'est le fait que _ contrairement à tout le monde des créatures vivantes, y compris les êtres doués de sens (animalia) _ l'homme est aussi un être raisonnable (animal rationale)(23). Grâce à cette propriété, l'homme et la femme peuvent «dominer» les autres créatures du monde visible (cf. Gn 1, 28).

Dans la seconde description de la création de l'homme (cf. Gn 2, 18-25), le langage qui exprime la vérité sur la création de l'homme, et spécialement de la femme, est différent; en un sens, il est moins précis; il est, pourrait-on dire, plus descriptif et métaphorique, plus proche du langage des mythes connus à cette époque. On ne trouve cependant aucune contradiction essentielle entre les deux textes. Le texte de Genèse 2, 18-25 aide à bien comprendre ce que nous trouvons dans le passage concis de Genèse 1, 27-28, et en même temps, si on le lit en lien avec lui, il aide à comprendre plus profondément encore la vérité fondamentale, qui y est contenue, sur l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu comme homme et femme.

Dans la description de Genèse 2, 18-25, la femme est créée par Dieu «à partir de la côte» de l'homme, et elle est placée comme un autre «moi», comme un interlocuteur à côté de l'homme qui, dans le monde des créatures animées qui l'entoure, est seul et ne trouve en aucune d'entre elles une «aide» qui lui soit adaptée. La femme appelée ainsi à l'existence est immédiatement reconnue par l'homme comme «chair de sa chair et os de ses os» (cf. Gn 2, 23), et pour cela précisément elle est appelée «femme». Dans le langage biblique, ce nom indique l'identité essentielle par rapport à l'homme: ish - ishsha, ce qu'en général les langues modernes ne peuvent malheureusement pas exprimer. «Celle-ci sera appelée "femme" (ishsha), car elle fut tirée de l'homme (ish)» (Gn 2, 23).

Le texte biblique fournit des bases suffisantes pour que l'on reconnaisse l'égalité essentielle de l'homme et de la femme du point de vue de l'humanité(24). Depuis le début, tous les deux sont des personnes, à la différence des autres êtres vivants du monde qui les entoure. La femme est un autre «moi» dans leur commune humanité. Dès le début, ils apparaissent comme l'«unité des deux», et cela signifie qu'est dépassée la solitude originelle dans laquelle l'homme ne trouve pas «une aide qui lui soit assortie» (Gn 2, 20). S'agit-il seulement ici d'une «aide» pour agir, pour «soumettre la terre» (cf. Gn 1, 28)? Il est bien certain qu'il s'agit de la compagne de vie, à laquelle l'homme peut s'unir comme à sa femme, devenant avec elle «une seule chair» et abandonnant pour cela «son père et sa mère» (cf. Gn 2, 24). La description biblique parle donc de l'institution, par Dieu, du mariage, dans le contexte de la création de l'homme et de la femme, comme condition indispensable de la transmission de la vie aux nouvelles générations humaines, à laquelle le mariage et l'amour conjugal sont ordonnés par nature: «Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la» (Gn 1, 28).

Personne - Communion - Don

7. Approfondissant par la pensée l'ensemble de la description de Genèse 2, 18- 25, en l'interprétant à la lumière de la vérité sur l'image et la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26-27), nous pouvons comprendre plus pleinement encore en quoi consiste le caractère personnel de l'être humain, grâce auquel tous les deux _ l'homme et la femme _ sont semblabes à Dieu. En effet, chacun des hommes est à l'image de Dieu en tant que créature raisonnable et libre, capable de connaître Dieu et de l'aimer. Nous lisons également que l'homme ne peut être «seul» (cf. Gn 2, 18); il ne peut exister que comme «unité des deux», et donc en relation avec une autre personne humaine. Il s'agit ici d'une relation réciproque, de l'homme à l'égard de la femme et de la femme à l'égard de l'homme. Etre une personne à l'image et à la ressemblance de Dieu implique donc aussi le fait d'exister en relation, en rapport avec l'autre «moi». C'est un prélude à la révélation ultime que Dieu un et trine fait de lui-même: unité vivante dans la communion du Père, du Fils et de l'Esprit Saint.

Au début de la Bible, on ne nous dit pas encore cela directement. Tout l'Ancien Testament est surtout la révélation de la vérité sur l'unicité et l'unité de Dieu. Dans cette vérité fondamentale sur Dieu, le Nouveau Testament introduira la révélation du mystère insondable de la vie intime de Dieu. Dieu, qui se fait connaître aux hommes par le Christ, est l'unité dans la Trinité, il est l'unité dans la communion. De cette façon, une nouvelle lumière est projetée également sur la ressemblance et l'image de Dieu en l'homme, dont parle le Livre de la Genèse. Le fait que l'homme, créé comme homme et femme, soit l'image de Dieu ne signifie pas seulement que chacun d'eux individuellement est semblable à Dieu, comme être raisonnable et libre. Il signifie aussi que l'homme et la femme, créés comme «unité des deux» dans leur commune humanité, sont appelés à vivre une communion d'amour et à refléter ainsi dans le monde la communion d'amour qui est en Dieu, par laquelle les trois Personnes s'aiment dans le mystère intime de l'unique vie divine. Le Père, le Fils et l'Esprit Saint, un seul Dieu par l'unité de la divinité, existent comme Personnes par les insondables relations divines. C'est seulement de cette façon que devient compréhensible la vérité selon laquelle Dieu en lui-même est amour (cf. 1 Jn 4, 16).

L'image et la ressemblance de Dieu dans l'homme créé comme homme et femme (par l'analogie que l'on peut présumer entre le Créateur et la créature) expriment donc aussi l'«unité des deux» dans leur humanité commune. Cette «unité des deux», qui est signe de la communion interpersonnelle, montre que dans la création de l'homme a été inscrite aussi une certaine ressemblance de la communion divine («communio»). Cette ressemblance a été inscrite comme une qualité de l'être personnel de tous les deux, de l'homme et de la femme, et en même temps comme un appel et une tâche. Dans l'image et la ressemblance de Dieu, que le genre humain porte en lui depuis le «commencement», s'enracine ce qui fonde tout l'«ethos» humain: l'Ancien et le Nouveau Testament développeront cet «ethos» dont le commandement de l'amour est le sommet(25).

Dans l'«unité des deux», l'homme et la femme sont appelés depuis le commencement non seulement à exister «l'un à côté de l'autre» ou bien «ensemble», mais aussi à exister réciproquement «l'un pour l'autre».

Cela fait comprendre aussi ce que signifie l'«aide» dont parle Genèse 2, 18-25: «Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie». Le contexte biblique permet d'entendre également ce mot en ce sens que la femme doit «aider» l'homme _ et en même temps l'homme doit aider la femme _ avant tout à cause de sa caractéristique d'«être une personne humaine», ce qui, d'une certaine façon, permet à l'un et à l'autre de découvrir toujours à nouveau et de confirmer le sens intégral de son humanité. On comprend facilement que, sur ce plan fondamental, il s'agit d'une «aide» des deux cotés et d'une«aide» réciproque. Humanité veut dire appel à la communion interpersonnelle. Le texte de Genèse 2, 18-25 montre que le mariage est la dimension première et, en un sens, fondamentale de cet appel. Mais non l'unique. Toute l'histoire de l'homme sur la terre se réalise dans le cadre de cet appel. En fonction du principe selon lequel chacun vit «pour» l'autre, dans la «communion» interpersonnelle, on voit, au cours de cette histoire, s'intégrer progressivement dans l'humanité elle-même, voulue par Dieu, ce qui est «masculin» et ce qui est «féminin». Les textes bibliques, à commencer par la Genèse, nous permettent constamment de retrouver le terrain où s'enracine la vérité sur l'homme, un terrain solide et inviolable au milieu des multiples mutations de l'existence humaine.

Cette vérité concerne aussi l'histoire du salut. Ici, une affirmation du Concile Vatican II est particulièrement significative. Dans le chapitre sur la «communauté humaine» de la constitution pastorale Gaudium et spes, nous lisons: «Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que "tous soient un..." (Jn 17, 21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu'il y a une certaine ressemblance entre l'union des Personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l'amour. Cette ressemblance montre bien que l'homme, seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même»(26).

En s'exprimant ainsi, ce texte conciliaire présente d'une manière synthétique l'ensemble de la vérité sur l'homme et sur la femme _ vérité qui se dessine déjà dans les premiers chapitres du Livre de la Genèse _ comme la structure qui porte l'anthropologie biblique et chrétienne. L'homme _ homme et femme _ est le seul être parmi les créatures du monde visible que Dieu Créateur «ait voulu pour lui-même»; c'est donc une personne. Etre une personne signifie tendre à la réalisation de soi (le texte conciliaire dit «se trouver»), qui ne peut s'accomplir qu'«à travers un don désintéressé de soi». Le modèle d'une telle interprétation de la personne est Dieu même comme Trinité, comme communion de Personnes. Dire que l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de ce Dieu, c'est dire aussi que l'homme est appelé à exister «pour» autrui, à devenir un don.

Cela concerne tout être humain, femmes et hommes qui le mettent en oeuvre selon les particularités propres à chacune et à chacun. Dans le cadre de la présente méditation sur la dignité et la vocation de la femme, cette vérité sur l'être humain constitue le point de départ indispensable. Déjà le Livre de la Genèse permet de percevoir, comme une première ébauche, ce caractère sponsal de la relation entre les personnes, et c'est dans ce cadre que se développera ensuite la vérité sur la maternité, et aussi sur la virginité, comme deux dimensions particulières de la vocation de la femme à la lumière de la Révélation divine. Ces deux dimensions trouveront leur plus haute expression biblique, à l'avènement de la «plénitude du temps» (cf. Ga 4, 4), dans la figure de la «femme» de Nazareth, la Vierge-Mère.

L'anthropomorphisme du langage biblique

8. La présentation de l'homme comme «image et ressemblance de Dieu», dès le début de l'Ecriture Sainte, revêt encore une autre signification. C'est la clé pour comprendre la Révélation biblique comme étant ce que Dieu dit de lui-même. Parlant de lui «par les prophètes comme par le Fils» (cf. He 1, 1. 2) qui s'est fait homme, Dieu utilise un langage humain, il utilise des concepts et des images propres à l'homme. Si cette façon de s'exprimer est caractérisée par un certain anthropomorphisme, laraison en est que l'homme est «semblable» à Dieu, créé à son image et à sa ressemblance. Alors, Dieu aussi est, dans une certaine mesure, «semblable a l'homme», et c'est précisément à partir de cette ressemblance qu'il peut être connu par les hommes. En même temps, le langage de la Bible est suffisamment précis pour marquer les limites de la «ressemblance», les limites de l'«analogie». En effet, la révélation biblique affirme que, si cette «ressemblance» de l'homme avec Dieu est vraie, plus essentiellement vraie encore est la «non-ressemblance»(27) qui sépare du Créateur toute la création. En fin de compte, pour l'homme créé à la ressemblance de Dieu, Dieu ne cesse d'être Celui «qui habite une lumière inaccessible» (1 Tm 6, 16): c'est le «Différent» par essence, le «Tout-Autre».

Il faut tenir compte de cette observation sur les limites de l'analogie _ limites de la ressemblance de l'homme avec Dieu dans le langage biblique _ même lorsque, dans divers passages de l'Ecriture Sainte (surtout dans l'Ancien Testament), nous trouvons des comparaisons qui attribuent à Dieu des qualités «masculines» ou «féminines». Nous pouvons voir en elles la confirmation indirecte de la vérité selon laquelle l'homme et la femme ont été tous les deux créés à l'image et à la ressemblance de Dieu. S'il y a ressemblance du Créateur avec lés créatures, il est compréhensible que la Bible ait utilisé à son égard des expressions qui lui attribuent des qualités aussi bien «masculines» que «féminines».

Citons ici quelques passages caractéristiques du prophète Isaïe: «Sion avait dit: "Le Seigneur m'a abandonnée; le Seigneur m'a oubliée". Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t'oublierai pas» (49, 14-15). Et ailleurs: «De même qu'une mère console son enfant, moi aussi, je vous consolerai, à Jérusalem vous serez consolés» (Is 66, 13). Dans les Psaumes également, Dieu est comparé à une mère attentive: «Mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère. Attends le Seigneur, Israël» (Ps 131, 2-3). Divers passages présentent l'amour de Dieu, attentif à son peuple, comme semblable à celui d'une mère: ainsi, comme une mère, Dieu «a porté» l'humanité, et en particulier son peuple élu, en son sein, il l'a enfanté dans la douleur, il l'a nourri et consolé (cf. Is 42, 14; 46, 3-4). L'amour de Dieu est présenté en beaucoup de passages comme l'amour «masculin» de l'époux et père (cf. Os 11, 1-4; Jr 3, 4-19), mais parfois aussi comme l'amour «féminin» de la mère.

Cette caractéristique du langage biblique, sa façon anthropomorphique de parler de Dieu, montre aussi, indirectement, le mystère de la «génération» éternelle, qui fait partie de la vie intime de Dieu. Toutefois, cette «génération» ne possède en elle-même aucune qualité «masculine» ou «féminine». Elle est de nature totalement divine. Elle est spirituelle de la manière la plus parfaite parce que «Dieu est esprit» (Jn 4, 24), et elle n'a aucune propriété caractéristique du corps, ni «féminin» ni «masculin». Et donc la «paternité» en Dieu est aussi totalement divine, libre du caractère corporel «masculin» qui est propre à la paternité humaine. En ce sens, l'Ancien Testament parlait de Dieu comme d'un Père et il s'adressait à lui comme à un Père. Jésus Christ, qui a mis cette vérité au centre même de son Evangile comme une norme pour la prière chrétienne et qui s'adressait à Dieu en l'appelant «Abba-Père» (Mc 14, 36), en tant que Fils unique et consubstantiel, désignait la paternité en ce sens supra-corporel, surhumain, totalement divin. Il parlait en tant que Fils, lié à son Père par le mystère éternel de la génération divine, et il le faisait en étant en même temps le Fils authentiquement humain de sa Mère Vierge.

Si l'on ne peut attribuer des qualités humaines à la génération éternelle du Verbe de Dieu, et si la paternité divine ne possède pas de caractères «masculins» au sens physique du terme, il faut au contraire chercher en Dieu le modèle absolu de toute «génération» dans le monde des êtres humains. C'est dans ce sens, semble-t-il, que nous lisons dans la Lettre aux Ephésiens: «Je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom» (3, 14-15). Toute «génération» dans le domaine des créatures trouve son premier modèle dans la génération qui est en Dieu d'une manière complètement divine, c'est-à-dire spirituelle. Toute «génération» dans le monde créé est assimilée à ce modèle absolu, non créé. C'est pourquoi tout ce qui, dans l'engendrement humain, est propre à l'homme comme aussi tout ce qui est propre à la femme _ la «paternité» et la «maternité» humaines _ porte en soi la ressemblance, c'est-à-dire l'analogie, avec la «génération» divine et avec la «paternité» qui, en Dieu, est «totalement différente», complètement spirituelle et divine par essence. Dans l'ordre humain, au contraire, l'engendrement est le propre de l'«unité des deux»: tous les deux, l'homme comme la femme, «engendrent».

IV

EVE-MARIE

Le «commencement» et le péché

9. «Etabli par Dieu dans un état de justice, l'homme, séduit par le Malin, dès le début de l'histoire, a abusé de sa liberté, en se dressant contre Dieu et en désirant parvenir à sa fin hors de Dieu»(28). Par ces paroles, l'enseignement du dernier concile rappelle la doctrine révélée sur le péché et en particulier sur le premier péché, le péché «originel». Le «commencement» biblique _ la création du monde et de l'homme dans le monde _ contient en même temps la vérité sur ce péché, qui peut être appelé aussi le péché des «origines» de l'homme sur la terre. Même si ce qui est écrit dans le Livre de la Genèse est exprimé sous forme de narration symbolique, et c'est le cas de la description de la création de l'homme comme être masculin et féminin (cf. Gn 2, 18-25), cela révèle en même temps ce qu'il faut appeler «le mystère du péché» et, plus pleinement encore, «le mystère du mal» qui existe dans le monde créé par Dieu.

Il n'est pas possible de lire «le mystère du péché» sans se référer à toute la vérité sur l'«image et ressemblance» avec Dieu qui est à la base de l'anthropologie biblique. Cette vérité montre la création de l'homme comme un don spécial de la part du Créateur, don dans lequel sont contenus non seulement le fondement et la source de la dignité essentielle de l'être humain _ homme et femme _ dans le monde créé, mais aussi l'origine de l'appel à participer tous les deux à la vie intime de Dieu même. A la lumière de la Révélation, la création signifie en même temps l'origine de l'histoire du salut. Dans ce commencement, précisément, le péché s'inscrit et prend forme comme opposition et négation.

On peut dire paradoxalement que le péché présenté dans la Genèse (chap. 3) est une confirmation de la vérité concernant l'image et la ressemblance de Dieu dans l'homme, si cette vérité signifie la liberté, c'est-à-dire la volonté libre dont l'homme peut se servir pour choisir le bien, mais dont il peut aussi abuser en choisissant le mal contre la volonté de Dieu. Toutefois, dans son sens profond, le péché est la négation de ce qu'est Dieu _ comme Créateur _ par rapport à l'homme, et de ce que Dieu veut pour l'homme depuis l'origine et pour toujours. En créant l'homme et la femme à son image et à sa ressemblance, Dieu veut pour eux la plénitude du bien, à savoir le bonheur surnaturel qui découle de la participation à sa vie elle-même. En commettant le péché, l'homme repousse ce don et simultanément il veut devenir lui-même «comme un dieu, qui connaît le bien et le mal» (cf. Gn 3, 5), c'est-à-dire qui décide du bien et du mal indépendamment de Dieu, son Créateur. Le péché des origines a sa «dimension» humaine, sa mesure interne dans la volonté libre de l'homme, et en même temps il comporte une certaine caractéristique «diabolique»(29), comme cela est clairement indiqué dans le Livre de la Genèse (3, 1-5). Le péché provoque la rupture de l'unité originelle dont l'homme jouissait dans l'état de justice originelle, de l'union avec Dieu comme source de l'unité à l'intérieur de son propre «moi», dans les rapports réciproques de l'homme et de la femme («communio personarum») et enfin par rapport au monde extérieur, à la nature.

D'une certaine façon, la description biblique du péché originel dans la Genèse (chap. 3) «répartit les rôles» qu'y ont tenus la femme et l'homme. Plus tard, certains passages de la Bible s'y référeront encore, par exemple la Lettre de saint Paul à Timothée: «C'est Adam qui fut formé le premier, Eve ensuite. Et ce n'est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme» (1 Tm 2, 13-14). Mais il n'y a pas de doute que, indépendamment de cette «répartition des rôles» dans la description biblique, ce premier péché est le péché de l'être humain, créé homme et femme par Dieu. C'est aussi le péché des «premiers parents», auquel est lié son caractère héréditaire. En ce sens, nous l'appelons «péché originel».

Comme on l'a déjà dit, on ne peut comprendre de façon adéquate ce péché sans se référer au mystère de la création de l'être humain _ homme et femme _ à l'image et à la ressemblance de Dieu. En fonction de cette référence, on peut saisir aussi le mystère de la «non-ressemblance» avec Dieu qu'est le péché et qui se manifeste dans le mal présent dans l'histoire du monde, cette «non-ressemblance» avec Dieu qui «seul est bon» (cf. Mt 19, 17) et qui est la plénitude du bien. Si cette «non-ressemblance» du péché avec Dieu, Sainteté même, présuppose la «ressemblance» dans le domaine de la liberté, de la volonté libre, on peut dire que, précisément pour cette raison, la «non-ressemblance» contenue dans le péché est d'autant plus dramatique et d'autant plus douloureuse. Il faut également admettre que Dieu, comme Créateur et Père, est ici atteint, «offensé», et, naturellement, offensé au coeur même de cette donation qui fait partie du dessein éternel de Dieu à l'égard de l'homme.

En même temps, toutefois, l'être humain _ homme et femme _ est atteint lui aussi par le mal du péché dont il est l'auteur. Le texte biblique de la Genèse (chap. 3) le montre par les paroles qui décrivent clairement la nouvelle situation de l'homme dans le monde créé. Il fait voir la perspective de la «peine» avec laquelle l'homme se procurera sa subsistance (cf. Gn 3, 17-19), et aussi celle des grandes «souffrances» dans lesquelles la femme mettra au monde ses enfants (cf. Gn 3, 16). Et tout cela est marqué par la nécessité de la mort, qui constitue le terme de la vie humaine sur terre. Ainsi, l'homme, qui est poussière, «retournera à la terre, d'où il provient»: «Tu es poussière, et tu retourneras à la poussière» (cf. Gn 3, 19).

Ces paroles trouvent leur confirmation de génération en génération. Elles ne signifient pas que l'image et la ressemblance de Dieu dans l'être humain, femme et homme, ont été détruites par le péché, mais elles signifient qu'elles ont été «obscurcies»(30) et, en un sens, «amoindries». En effet, le péché «amoindrit» l'homme, comme le rappelle aussi le Concile Vatican II(31). Si l'homme est déjà, par sa nature de personne, l'image et la ressemblance de Dieu, sa grandeur et sa dignité s'épanouissent dans l'alliance avec Dieu, dans l'union avec lui, dans la recherche de l'unité fondamentale qui appartient à la «logique» interne du mystère même de la création. Cette unité répond à la vérité profonde de toutes les créatures douées d'intelligence, et en particulier de l'homme qui, seul parmi les créatures du monde visible, a été dès le commencement élevé grâce à l'élection faite par Dieu en Jésus de toute éternité: «Il nous a élus dans le Christ, dès avant la fondation du monde.... dans l'amour, déterminant d'avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté» (cf. Ep 1, 4-6). L'enseignement biblique, dans son ensemble, nous permet de dire que la prédestination concerne toutes les personnes humaines, hommes et femmes, chacun et chacune sans exception.

«Il dominera sur toi»

10. La description biblique du Livre de la Genèse précise les conséquences du péché humain, comme elle montre aussi le déséquilibre introduit dans les rapports originels entre l'homme et la femme qui répondaient à la dignité de personne qu'avait chacun d'eux. L'être humain, homme ou femme, est une personne et donc la «seule créature sur terre que Dieu ait voulu pour elle-même»; et en même temps cette créature-là, absolument unique, «ne peut se trouver que par le don désintéressé d'elle-même»(32). C'est là que prend naissance le rapport de «communion» dans lequel trouvent leur expression l'«unité des deux» et la dignité personnelle de l'homme et de la femme. Quand donc nous lisons dans la description biblique les paroles adressées à la femme: «Le désir te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi» (Gn 3, 16), nous découvrons une rupture et une menace constante affectant précisément cette «unité des deux» qui correspond à la dignité de l'image et de la ressemblance de Dieu en chacun d'eux. Mais cette menace apparaît plus grave pour la femme. En effet, dans une existence qui est un don désintéressé et qui va jusqu'à vivre «pour» l'autre s'introduit le fait de la domination: «Lui dominera sur toi». Cette «domination» désigne la perturbation et la perte de stabilité de l'égalité fondamentale que possèdent l'homme et la femme dans l'«unité des deux», et cela surtout au détriment de la femme, alors que seule l'égalité qui résulte de la dignité des deux en tant que personnes peut donner aux rapports réciproques le caractère d'une authentique «communio personarum». Si la violation de cette égalité, qui est à la fois un don et un droit venant de Dieu Créateur lui-même, comporte un élément défavorable à la femme, par le fait même elle diminue aussi la vraie dignité de l'homme. Nous touchons ici un point extremement délicat dans le domaine de l'«ethos» inscrit dès l'origine par le Créateur dans le fait même de la création des deux à son image et à sa ressemblance.

Cette affirmation de Genèse 3, 16 a une grande portée, une portée significative. Elle implique une référence au rapport réciproque de l'homme et de la femme dans le mariage. Il s'agit du désir né dans le cadre de l'amour conjugal, qui fait en sorte que «le don désintéressé de soi» de la part de la femme attende en réponse d'être parachevé par un «don» analogue de la part de son mari. Ce n'est qu'en se fondant sur ce principe que tous les deux, et en particulier la femme, peuvent «se trouver» en une véritable «unité des deux», selon la dignité de la personne. L'union matrimoniale exige que soit respectée et perfectionnée la vraie personnalité des deux époux. La femme ne peut devenir un «objet» de «domination» et de «possession» de l'homme. Mais les paroles du texte biblique concernent directement le péché originel et ses conséquences durables chez l'homme et la femme. Sur eux pèse la culpabilité héréditaire; ils portent constamment en eux la «cause du péché», c'est-à-dire la tendance à altérer l'ordre moral qui correspond à la nature rationnelle elle-même et à la dignité de l'homme comme personne. Cette tendance s'exprime dans la triple concupiscence que le texte de l'Apôtre décrit comme convoitise de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la richesse (cf. 1 Jn 2, 16). Les paroles de la Genèse citées plus haut (3, 16) montrent comment cette triple convoitise, cette «cause du péché», pèsera sur les rapports réciproques de l'homme et de la femme.

Ces mêmes paroles se réfèrent directement au mariage, mais indirectement elles atteignent les divers domaines de la convivialité, les situations dans lesquelles la femme est désavantagée ou objet de discrimination pour le seul fait d'être femme. La vérité révélée sur la création de l'homme comme être masculin et féminin constitue l'argument principal contre toutes les situations qui, en étant objectivement nuisibles c'est-à-dire injustes, comportent et expriment l'héritage du péché que tous les êtres humains portent en eux-mêmes. Les Livres de l'Ecriture Sainte confirment en divers endroits l'existence effective de telles situations, et en même temps ils proclament la nécessité de se convertir, c'est-à-dire de se purifier du mal et de se libérer du péché, de ce qui porte offense à l'autre, de ce qui «amoindrit» l'homme, non seulement celui qu'atteint l'offense mais aussi celui qui en est l'auteur. Tel est le message immuable de la Parole révélée par Dieu. Ainsi s'exprime l'«ethos» biblique jusqu'à la fin(33).

De nos jours, la question des «droits de la femme» a pris une portée nouvelle dans le vaste contexte des droits de la personne humaine. Eclairant ce programme constamment déclaré et rappelé de diverses manières, le message biblique et évangélique sauvegarde la vérité sur l'«unité» des «deux», c'est-à-dire sur la dignité et la vocation qui résultent de la différence et de l'originalité personnelles spécifiques de l'homme et de la femme. C'est pourquoi même la juste opposition de la femme face à ce qu'expriment les paroles bibliques «lui dominera sur toi» (Gn 3, 16) ne peut sous aucun prétexte conduire à «masculiniser» les femmes. La femme ne peut _ au nom de sa libération de la «domination» de l'homme _ tendre à s'approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre «originalité» féminine. Il existe une crainte fondée qu'en agissant ainsi la femme ne «s'épanouira» pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. Il s'agit d'une richesse énorme. Dans la description biblique, l'exclamation du premier homme à la vue de la femme créée est une exclamation d'admiration et d'enchantement, qui a traversé toute l'histoire de l'homme sur la terre. Les ressources personnelles de la féminité ne sont certes pas moindres que celles de la masculinité, mais elles sont seulement différentes. La femme _ comme l'homme aussi, du reste _ doit donc envisager son épanouissement personnel, sa dignité et sa vocation, en fonction de ces ressources, selon la richesse de la féminité qu'elle a reçue le jour de la création et dont elle hérite comme une expression de l'«image et ressemblance de Dieu» qui lui est particulière. Ce n'est que dans ce sens que peut être surmonté aussi l'héritage du péché qui est suggéré par les paroles de la Bible: «Le désir te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi». Dé passer ce mauvais héritage est, de génération en génération, un devoir pour tout être humain, homme ou femme. En effet, dans tous les cas où l'homme est responsable de ce qui offense la dignité personnelle et la vocation de la femme, il agit contre sa propre dignité personnelle et contre sa vocation.

Le Protévangile

11. Le Livre de la Genèse atteste le péché qui est le mal du «commencement» de l'homme, avec ses conséquences qui depuis lors pèsent sur tout le genre humain, et en même temps il contient la première annonce de la victoire sur le mal, sur le péché. On en a pour preuve les paroles que nous lisons dans Genèse 3, 15, appelées habituellement «protévangile»: «Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t'écrasera la tete et tu l'atteindras au talon». Il est significatif que l'annonce du rédempteur, du sauveur du monde, contenue dans ces paroles, concerne «la femme». Celle-ci est nommée à la première place dans le protévangile, comme ancêtre de celui qui sera le rédempteur de l'homme(34). Et si la rédemption doit s'accomplir par la lutte contre le mal, par l'«hostilité» entre le lignage de la femme et le lignage de celui qui, comme «père du mensonge» (Jn 8, 44), est le premier auteur du péché dans l'histoire de l'homme, ce sera aussi l'hostilité entre lui et la femme.

Dans ces paroles s'ouvre la perspective de toute la Révélation, d'abord comme préparation à l'Evangile, puis comme l'Evangile lui-même. Dans cette perspective, les deux figures de femme: Eve et Marie, se rejoignent sous le nom de la femme.

Les paroles du protévangile, relues à la lumière du Nouveau Testament, expriment de façon adéquate la mission de la femme dans la lutte salvifique du rédempteur contre l'auteur du mal dans l'histoire de l'homme.

La comparaison Eve-Marie revient constamment au cours de la réflexion sur le dépôt de la foi reçue de la Révélation divine, et c'est l'un des thèmes fréquemment repris par les Pères, par les écrivains ecclésiastiques et par les théologiens(35). Habituellement, c'est une différence, une opposition qui ressort de cette comparaison. Eve, «mère de tous les vivants» (Gn 3, 20), est le témoin du «commencement» biblique, dans lequel sont contenues la vérité sur la création de l'homme à l'image et à la ressemblance de Dieu, et la vérité sur le péché originel. Marie est le témoin du nouveau «commencement» et de la «création nouvelle» (cf. 2 Co 5, 17). Bien plus, elle-même, première rachetée dans l'histoire du salut, est une «création nouvelle»: elle est la «comblée de grâce». Il est difficile de comprendre pourquoi les paroles du protévangile mettent aussi fortement en relief la «femme»

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