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Encyclique Dives in Misericordia

LETTRE ENCYCLIQUE DIVES IN MISERICORDIA DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II SUR LA MISERICORDE DIVINE Vénérables Frères, chers Fils et Filles, salut et Bénédiction Apostolique! I QUI ME VOIT, VOIT LE PERE (cf. Jn 14, 9) 1. Révélation de la miséricorde «DIEU RICHE EN MISÉRICORDE»(1) est Celui que Jésus-Christ nous a révélé comme Père: c'est Lui, son Fils, qui nous l'a manifesté et fait connaître en lui-même(2). Mémorable, à cet égard, est le moment où Philippe, l'un des douze Apôtres, s'adressant au Christ, lui dit: «Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit»; et Jésus lui répondit: «Voilà si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas...? Qui m'a vu a vu le Père»(3). Ces paroles furent prononcées durant le discours d'adieux, à la fin du repas pascal, que suivirent les événements des saints jours qui devaient confirmer une fois pour toutes que «Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont Il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ»(4). Suivant l'enseignement du Concile Vatican II, et considérant les nécessités particulières des temps que nous vivons, j'ai consacré l'encyclique Redemptor Hominis à la vérité sur l'homme, vérité qui, dans sa plénitude et sa profondeur, nous est révélée dans le Christ. Une exigence aussi importante, dans ces temps critiques et difficiles, me pousse à découvrir encore une fois dans le Christ lui-même le visage du Père, qui est «le Père des miséricorde set le Dieu de toute consolation»(5). On lit en effet, dans la constitution Gaudium et Spes: «Nouvel Adam, le Christ ... manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation»: il le fait précisément «dans la révélation même du mystère du Père et de son amour»(6). Ces paroles attestent très clairement que la manifestation de l'homme, dans la pleine dignité de sa nature, ne peut avoir lieu sans la référence non seulement conceptuelle mais pleinement existentielle à Dieu. L'homme et sa vocation suprême se dévoilent dans le Christ par la révélation du mystère du Père et de son amour. C'est pour cela qu'il convient maintenant de nous tourner vers ce mystère: les multiples expériences de l'Eglise et de l'homme contemporain nous y invitent, tout comme l'exigent les aspirations de tant de coeurs humains, leurs souffrances et leurs espérances, leurs angoisses et leurs attentes. S'il est vrai que l'homme est en un certain sens la route de l'Eglise -comme je l'ai dit dans l'encyclique Redemptor Hominis-, en même temps l'Evangile et toute la Tradition nous indiquent constamment que nous devons parcourir cette route, avec tout homme, telle que le Christ l'a tracée en révélant en lui-même le Père et son amour(7). En Jésus-Christ, marcher vers l'homme de la manière assignée une fois pour toutes à l'Eglise dans le cours changeant des temps, est en même temps s'avancer vers le Père et vers son amour. Le Concile Vatican II a confirmé cette vérité pour notre temps. Plus la mission de l'Eglise est centrée sur l'homme -plus elle est, pour ainsi dire, anthropocentrique-, plus aussi elle doit s'affirmer et se réaliser de manière théocentrique, c'est-à-dire s'orienter en Jésus-Christ vers le Père. Tandis que les divers courants de pensée, anciens et contemporains, étaient et continuent à être enclins à séparer et même à opposer théocentrisme et anthropocentrisme, l'Eglise au contraire, à la suite du Christ, cherche à assurer leur conjonction organique et profonde dans l'histoire de l'homme. C'est là un des principes fondamentaux, et peut être même le plus important, de l'enseignement du dernier Concile. Si nous nous proposons donc comme tâche principale, dans la phase actuelle de l'histoire de l'Eglise, de mettre en oeuvre l'enseignement de ce grand Concile, nous devons nous référer à ce principe avec foi, ouverture d'esprit et de tout coeur. Dans mon encyclique précédemment citée, j'ai essayé de souligner que l'approfondissement et l'enrichissement multiforme de la conscience de l'Eglise, fruits du Concile, doivent ouvrir plus largement notre intelligence et notre coeur au Christ. Aujourd'hui, je désire dire que l'ouverture au Christ qui, comme Rédempteur du monde, révèle pleinement l'homme à l'homme, ne peut s'accomplir autrement qu'à travers une référence toujours plus profonde au Père et à son amour. 2. Incarnation ed la miséricorde Dieu, «qui habite une lumière inaccessible»(8), parle aussi à l'homme à travers l'image du cosmos: en effet, «ce qu'il a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité»(9). Cette connaissance indirecte et imparfaite, oeuvre de l'intelligence qui cherche Dieu dans le monde visible à travers ses créatures, n'est pas encore la «vision du Père». «Nul n'a jamais vu Dieu», écrit saint Jean pour donner plus de relief à la vérité selon laquelle «le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l'a révélé»(10). Cette «révélation» manifeste Dieu dans l'insondable mystère de son être -un et trine- entouré «d'une lumière inaccessible»(11); cependant, dans cette «révélation» du Christ, nous connaissons Dieu d'abord dans son amour envers l'homme, dans sa «philanthropie»(12). Là, «ses perfections invisibles» deviennent «visibles», incomparablement plus visibles qu'à travers toutes les autres oeuvres «accomplies par lui»: elles deviennent visibles dans le Christ et par le Christ, dans ses actions et ses paroles, et enfin dans sa mort sur la croix et sa résurrection. Ainsi, dans le Christ et par le Christ, Dieu devient visible dans sa miséricorde, c'est-à-dire qu'est mis en relief l'attribut de la divinité que l'Ancien Testament, à travers différents termes et concepts, avait déjà défini comme la «miséricorde». Le Christ confère à toute la tradition vétéro-testamentaire de la miséricorde divine sa signification définitive. Non seulement il en parle et l'explique à l'aide d'images et de paraboles, mais surtout il l'incarne et la personnife. Il est lui-même, en un certain sens, la miséricorde. Pour qui la voit et la trouve en lui, Dieu devient «visible» comme le Père «riche en miséricorde»(13). Plus peut-être que celle de l'homme d'autrefois, la mentalité contemporaine semble s'opposer au Dieu de miséricorde, et elle tend à éliminer de la vie et à ôter du coeur humain la notion même de miséricorde. Le mot et l'idée de miséricorde semblent mettre mal à l'aise l'homme qui, grâce à un développement scientifique et technique inconnu jusqu'ici, est devenu maître de la terre qu'il a soumise et dominée(14). Cette domination de la terre, entendue parfois de façon unilatérale et superficielle, ne laisse pas de place, semble-t-il, à la miséricorde. A ce sujet, cependant, nous pouvons nous référer avec profit à l'image «de la condition de l'homme dans le monde contemporain» telle qu'elle est tracée au début de la constitution Gaudium et Spes. On y lit entre autres: «Ainsi le monde moderne apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire, et le chemin s'ouvre devant lui de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de la régression, de la fraternité ou de la haine. D'autre part, l'homme prend conscience que de lui dépend la bonne orientation des forces qu'il a mises en mouvement et qui peuvent l'écraser ou le servir»(15). La situation du monde contemporain ne manifeste pas seulement des transformations capables de faire espérer pour l'homme un avenir terrestre meilleur, mais elle révèle aussi de multiples menaces, bien pires que celles qu'on avait connues jusqu'ici. Sans cesser de dénoncer ces menaces en diverses circonstances (comme dans les interventions à l'ONU, à l'UNESCO, à la FAO et ailleurs), l'Eglise doit les regarder en même temps à la lumière de la vérité reçue de Dieu. Révélée dans le Christ, la vérité au sujet de Dieu «Père des miséricordes»(16) nous permet de le «voir» particulièrement proche de l'homme, surtout quand il souffre, quand il est menacé dans le fondement même de son existence et de sa dignité. Et c'est pourquoi, dans la situation actuelle de l'Eglise et du monde, bien des hommes et bien des milieux, guidés par un sens aigu de la foi, s'adressent, je dirais quasi spontanément, à la miséricorde de Dieu. Ils y sont certainement poussés par le Christ, dont l'Esprit est à l'oeuvre au fond des coeurs. En effet, le mystère de Dieu comme «Père des miséricordes» qu'il nous a révélé devient, en face des menaces actuelles contre l'homme, comme un appel adressé à l'Eglise. Je voudrais, dans la présente encyclique, répondre à cet appel. Je voudrais reprendre le langage éternel, et en même temps incomparable de simplicité et de profondeur, de la révélation et de la foi pour exprimer encore une fois, grâce à lui, en face de Dieu et des hommes, les grandes préoccupations de notre temps. En effet, la révélation et la foi nous apprennent moins à méditer de manière abstraite le mystère de Dieu comme «Père des miséricordes» qu'à recourir à cette miséricorde au nom du Christ et en union avec lui. Le Christ ne nous a-t-il pas enseigné que notre Père, «qui voit dans le secret»(17), attend pourrait-on dire continuellement que, recourant à lui dans tous nos besoins, nous scrutions toujours son mystère, le mystère du Père et de son amour?(18) Je désire donc que les considérations présentes rendent ce mystère plus proche pour tous, et qu'elles deviennent en même temps un vibrant appel de l'Eglise à la miséricorde dont l'homme et le monde contemporain ont un si grand besoin. Ils en ont besoin, même si souvent ils ne le savent pas. II MESSAGE MESSIANIQUE 3. Quand le Christ commença à agir et à enseigner Devant ses compatriotes, à Nazareth, le Christ se réfère aux paroles du prophète Isaïe: «L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a consacré par l'onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres; il m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur»(19). Selon saint Luc, ces phrases constituent sa première déclaration messianique, qui sera suivie des faits et des paroles que nous fait connaître l'Evangile. Par ces faits et ces paroles, le Christ rend le Père présent parmi les hommes. Il est hautement significatif que ces hommes soient surtout les pauvres, qui n'ont pas de moyens de subsistance, ceux qui sont privés de la liberté, les aveugles qui ne voient pas la beauté de la création, ceux qui vivent dans l'affliction du coeur ou qui souffrent à cause de l'injustice sociale, et enfin les pécheurs. C'est surtout à l'égard de ces hommes que le Messie devient un signe particulièrement lisible du fait que Dieu est amour; il devient un signe du Père. Dans ce signe visible, les hommes de notre époque, tout comme ceux d'alors, peuvent aussi voir le Père. Il est révélateur que Jésus, lorsque les messagers envoyés par Jean-Baptiste le rejoignirent pour lui demander: «Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre?»(20), se soit référé au témoignage par lequel il avait inauguré son enseignement à Nazareth et leur ait répondu: «Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu: les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres», et qu'il ait ensuite conclu: «et heureux celui qui ne sera pas scandalisé à mon sujet»(21). Jésus a révélé, surtout par son style de vie et ses actions, comment l'amour est présent dans le monde où nous vivons, l'amour actif, l'amour qui s'adresse à l'homme et embrasse tout ce qui forme son humanité. Cet amour se remarque surtout au contact de la souffrance, de l'injustice, de la pauvreté, au contact de toute la «condition humaine» historique, qui manifeste de diverses manières le caractère limité et fragile de l'homme, aussi bien physiquement que moralement. Or la manière dont l'amour se manifeste et son domaine sont, dans le langage biblique, appelés: «miséricorde». Ainsi le Christ révèle Dieu qui est Père, qui est «amour», comme saint Jean le dira dans sa première Lettre(22); il révèle Dieu «riche en miséricorde», comme nous le lisons dans saint Paul(23). Plus que le thème d'un enseignement, cette vérité est une réalité qui nous est rendue présente par le Christ. Manifester le Père comme amour et miséricorde c'est, dans la conscience du Christ lui-même, exprimer la vérité fondamentale de sa mission de Messie; les paroles, prononcées d'abord dans la synagogue de Nazareth, puis devant ses disciples et les envoyés de Jean-Baptiste, nous le confirment. S'appuyant sur cette manière de manifester la présence de Dieu qui est Père, amour et miséricorde, Jésus fait de la miséricorde un des principaux thèmes de sa prédication. Comme d'habitude, ici encore il enseigne surtout «en paraboles», car celles-ci expriment mieux l'essence même des choses. Il suffit de rappeler la parabole de l'enfant prodigue(24), ou encore celle du bon samaritain(25), mais aussi - par contraste - la parabole du serviteur sans pitié(26). Nombreux sont les passages de l'enseignement du Christ qui manifestent l'amour-miséricorde sous un aspect toujours nouveau. Il suffit d'avoir devant les yeux le bon pasteur, qui part à la recherche de la brebis perdue(27), ou encore la femme qui balaie la maison à la recherche de la drachme perdue(28). L'évangéliste qui traite particulièrement ces thèmes dans l'enseignement du Christ est saint Luc, dont l'Evangile a mérité d'être appelé «l'Evangile de la miséricorde». Au sujet de cette prédication, se présente un problème d'importance capitale, celui de la signification des termes et du contenu du concept, surtout du concept de miséricorde (en relation avec le concept d'«amour»). Leur compréhension est la clé qui permet de comprendre la réalité même de la miséricorde. Et c'est cela qui nous importe le plus. Toutefois, avant de consacrer une autre partie de nos considérations à ce sujet, c'est-à-dire avant d'établir la signification des mots et le contenu propre du concept de «miséricorde», nous devons constater que le Christ, en révélant l'amour-miséricorde de Dieu, exigeait en même temps des hommes qu'ils se laissent aussi guider dans leur vie par l'amour et la miséricorde. Cette exigence fait partie de l'essence même du message messianique, et constitue l'essence de la morale - de l'ethos - évangélique. Le Maître l'exprime aussi bien au moyen du commandement défini par lui comme «le plus grand»(29) que sous forme de bénédiction, lorsqu'il proclame dans le Sermon sur la montagne: «Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde»(30). De la sorte, le message messianique sur la miséricorde a une dimension divine et humaine particulière. En devenant l'incarnation de l'amour qui se manifeste avec une force particulière à l'égard de ceux qui souffrent, des malheureux et des pécheurs, le Christ -accomplissement des prophéties messianiques- rend présent et révèle aussi plus pleinement le Père, qui est le Dieu «riche en miséricorde». En même temps, devenant pour les hommes le modèle de l'amour miséricordieux envers les autres, le Christ proclame, par ses actes plus encore que par ses paroles, l'appel à la miséricorde qui est une des composantes essentielles de la morale de l'Evangile. Il ne s'agit pas seulement ici d'accomplir un commandement ou une exigence de nature éthique, mais de remplir une condition d'importance capitale pour que Dieu puisse se révéler dans sa miséricorde envers l'homme: «Les miséricordieux... obtiendront miséricorde». III LA MISERICORDE DANS L'ANCIEN TESTAMENT 4. Dans l'Ancien Testament, le concept de «miséricorde» a une longue et riche histoire. Nous devons remonter jusqu'à elle pour que resplendisse plus pleinement la miséricorde que le Christ a révélée. En la faisant connaître par ses actions et son enseignement, il s'adressait à des hommes qui non seulement connaissaient l'idée de miséricorde, mais qui aussi, comme peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, avaient tiré de leur histoire séculaire une expérience particulière de la miséricorde de Dieu. Cette expérience fut sociale et communautaire tout autant qu'individuelle et intérieure. Israël en effet fut le peuple de l'alliance avec Dieu, alliance qu'il brisa de nombreuses fois. Quand il prenait conscience de sa propre infidélité - et, tout au long de l'histoire d'Israël, il ne manqua pas d'hommes et de prophètes pour réveiller cette conscience -, il faisait appel à la miséricorde. Les Livres de l'Ancien Testament nous rapportent de nombreux témoignages à ce sujet. Parmi les faits et les textes les plus importants, on peut rappeler: le commencement de l'histoire des Juges(31), la prière de Salomon lors de l'inauguration du Temple(32), la finale du prophète Michée(33), les assurances consolantes prodiguées par Isaïe(34), la supplication des Hébreux exilés(35), le renouvellement de l'alliance après le retour d'exil(36). Il est significatif que les prophètes, dans leur prédication, relient la miséricorde, dont ils parlent souvent à cause des péchés du peuple, à l'image de l'amour ardent que Dieu lui porte. Le Seigneur aime Israël d'un amour d'élection particulier, semblable à l'amour d'un époux(37); c'est pourquoi il lui pardonne ses fautes, et jusqu'à ses infidélités et ses trahisons. S'il se trouve en face de la pénitence, de la conversion authentique, il rétablit de nouveau son peuple dans sa grâce(38). Dans la prédication des prophètes, la miséricorde signifie une puissance particulière de l'amour, qui est plus fort que le péché et l'infidélité du peuple élu. Dans ce vaste contexte «social», la miséricorde apparaît en corrélation avec l'expérience intérieure de chacun de ceux qui se trouvent en état de péché, qui sont en proie à la souffrance ou au malheur. Le mal physique aussi bien que le mal moral ou péché sont cause que les fils et les filles d'Israël s'adressent au Seigneur en faisant appel à sa miséricorde. C'est de cette manière que David, pleinement conscient de la gravité de sa faute, s'adresse à lui(39). De même Job, après ses rébellions dans son terrible malheur(40). Esther s'adresse également à lui, consciente de la menace mortelle qui plane sur son peuple(41). Et nous trouvons encore bien d'autres exemples dans les Livres de l'Ancien Testament(42). A l'origine de cette conviction multiforme, communautaire et personnelle, dont témoigne tout l'Ancien Testament au fil des siècles, se situe l'expérience fondamentale du peuple élu vécue lors de l'exode: le Seigneur vit la misère de son peuple réduit en esclavage, il entendit ses clameurs, perçut ses angoisses et résolut de le délivrer(43). Dans cet acte de salut réalisé par le Seigneur, le prophète discerne son amour et sa compassion(44). C'est là que s'enracine la confiance de tout le peuple et de chacun de ses membres en la miséricorde divine qu'on peut invoquer en toute circonstance tragique. A cela s'ajoute que la misère de l'homme, c'est aussi son péché. Le peuple de l'Ancienne Alliance connut cette misère dès le temps de l'exode, lorsqu'il érigea le veau d'or. De cet acte de rupture d'alliance, le Seigneur lui-même triompha en se déclarant solennellement à Moïse: «Dieu de tendresse et de grâce, lent à la colère et plein de miséricorde et de fidélité»(45). C'est dans cette révélation centrale que le peuple élu et chacun de ceux qui le constituent trouveront, après toute faute, la force et la raison de se tourner vers le Seigneur pour lui rappeler ce qu'il avait précisément révélé de lui-même(46) et implorer son pardon. Ainsi, en actes comme en paroles, le Seigneur a-t-il révélé sa miséricorde dès les origines du peuple qu'il s'est choisi, et, tout au long de son histoire, ce peuple s'en est continuellement remis, dans ses malheurs comme dans la prise de conscience de son péché, au Dieu des miséricordes. Toutes les nuances de l'amour se manifestent dans la miséricorde du Seigneur envers les siens: il est leur Père(47), puisqu'Israël est son fils premier-né(48); il est aussi l'époux de celle à qui le prophète annonce un nom nouveau: ruhama, «bien-aimée», parce que miséricorde lui sera faite(49). Même quand, excédé par l'infidélité de son peuple, le Seigneur envisage d'en finir avec lui, c'est encore sa tendresse et son amour généreux pour les siens qui l'emportent sur sa colère(50). On comprend alors pourquoi, quand les psalmistes cherchèrent à chanter les plus hautes louanges du Seigneur, ils entonnèrent des hymnes au Dieu d'amour, de tendresse, de miséricorde et de fidélité(51). Tout cela montre que la miséricorde ne fait pas partie seulement de la notion de Dieu; elle caractérise la vie de tout le peuple d'Israël, de chacun de ses fils et de ses filles: elle est le contenu de leur intimité avec le Seigneur, le contenu de leur dialogue avec lui. Cet aspect de la miséricorde est exprimé dans les différents Livres de l'Ancien Testament avec une grande richesse d'expressions. Il serait sans doute difficile de chercher dans ces Livres une réponse purement théorique à la question de savoir ce qu'est la miséricorde en elle-même. Néanmoins, la terminologie qu'ils utilisent est déjà pleine d'enseignements à ce sujet(52). L'Ancien Testament proclame la miséricorde du Seigneur en utilisant de nombreux termes de signification très voisine; s'ils ont des sens de contenu différent, ils convergent, pourrait-on dire, vers un contenu fondamental unique, pour en exprimer la richesse transcendantale et pour montrer en même temps combien, sous divers aspects, celle-ci concerne l'homme. L'Ancien Testament encourage les malheureux, surtout ceux qui sont chargés de péchés - comme aussi Israël tout entier, qui avait adhéré à l'alliance avec Dieu -, àfaire appel à la miséricorde et il leur permet de compter sur elle; il la leur rappelle dans les temps de chute et de découragement. Il rend aussi grâces et gloire pour la miséricorde chaque fois qu'elle s'est manifestée et réalisée dans la vie du peuple ou d'une personne. Ainsi, la miséricorde se situe, en un certain sens, à l'opposé de la justice divine, et elle se révèle en bien des cas non seulement plus puissante, mais encore plus fondamentale qu'elle. L'Ancien Testament nous enseigne déjà que, si la justice est une vertu humaine authentique, et si elle signifie en Dieu la perfection transcendante, l'amour toutefois est plus «grand» qu'elle: il est plus grand en ce sens qu'il est premier et fondamental. L'amour, pour ainsi dire, est la condition de la justice et, en définitive, la justice est au service de la charité. Le primat et la supériorité de la charité sur la justice (qui est une caractéristique de toute la révélation) se manifestent précisément dans la miséricorde. Cela parut tellement clair aux psalmistes et aux prophètes que le terme de justice en vint à signifier le salut réalisé par le Seigneur et sa miséricorde(53). La miséricorde diffère de la justice; cependant elle ne s'oppose pas à elle si nous admettons,- comme le fait précisément l'Ancien Testament -, que Dieu est présent dans l'histoire de l'homme et qu'il s'est déjà, comme créateur, lié à sa créature par un amour particulier. Par nature, l'amour exclut la haine et le désir du mal à l'égard de celui auquel on a une fois fait don de soi-même: Nihil odisti eorum quae fecisti, «tu n'as de dégoût pour rien de ce que tu as fait»(54). Ces paroles indiquent le fondement profond du rapport qu'il y a en Dieu entre la justice et la miséricorde, dans ses relations avec l'homme et avec le monde. Elles disent que nous devons chercher les racines vivifiantes et les raisons intimes de ce rapport en remontant «au commencement», dans le mystère même de la création. Et déjà dans le contexte de l'Ancienne Alliance, elles annoncent à l'avance la pleine révélation de Dieu, qui «est amour»(55). Au mystère de la création est lié le mystère de l'élection, qui a modelé d'une manière spéciale l'histoire du peuple dont Abraham est le père spirituel en vertu de sa foi. Toutefois, par I'intermédiaire de ce peuple qui chemine tout au long de l'histoire de l'Ancienne comme de la Nouvelle Alliance, ce mystère d'élection concerne tout homme, toute la grande famille humaine. «D'un amour éternel, je t'ai aimée, aussi t'ai-je maintenu ma faveur»(56). «Les montagnes peuvent s'écarter..., mon amour ne s'écartera pas de toi, mon alliance de paix ne chancellera pas»(57). Cette vérité, annoncée un jour à Israël, porte en elle une vue anticipée de toute l'histoire: anticipation à la fois temporelle et eschatologique(58). Le Christ révèle le Père dans cette perspective, et sur un terrain déjà préparé, comme le montrent de larges pages de l'Ancien Testament. Au terme de cette révélation, à la veille de sa mort, il dit à l'Apôtre Philippe les paroles mémorables: «Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas...? Qui m'a vu a vu le Père»(59). IV LA PARABOLE DE L'ENFANT PRODIGUE 5. Analogie Dès le seuil du Nouveau Testament, l'Evangile de saint Luc met en relief une correspondance frappante entre deux paroles sur la miséricorde divine dans lesquelles résonne intensément toute la tradition vétéro-testamentaire. La signification des termes employés dans les Livres Anciens s'y exprime pleinement. Voici Marie, entrant dans la maison de Zacharie, qui magnifie le Seigneur de toute son âme «pour sa miséricorde», communiquée «de génération en génération» aux hommes qui vivent dans la crainte de Dieu. Peu après, faisant mémoire de l'élection d'Israël, elle proclame la miséricorde dont «se souvient» depuis toujours celui qui l'a choisie(60). Par la suite, lors de la naissance de Jean-Baptiste, et toujours dans cette même maison, son père Zacharie, bénissant le Dieu d'Israël, glorifie la miséricorde qu'il a «faite... à nos pères, se souvenant de son alliance sainte»(61). Dans l'enseignement du Christ lui-même, cette image, héritée de l'Ancien Testament, se simplifie et en même temps s'approfondit. Cela est peut-être évident surtout dans la parabole de l'enfant prodigue(62), où l'essence de la miséricorde divine - bien que le mot «miséricorde» ne s'y trouve pas - est exprimée d'une manière particulièrement limpide. Cela vient moins des termes, comme dans les Livres vétéro-testamentaires, que de l'exemple employé, qui permet de mieux comprendre le mystère de la miséricorde, ce drame profond qui se déroule entre l'amour du père et la prodigalité et le péché du fils. Ce fils, qui reçoit de son Père la part d'héritage qui lui revient et qui abandonne la maison pour tout dépenser dans un pays lointain «en vivant dans l'inconduite», est en un certain sens l'homme de tous les temps, à commencer par celui qui le premier perdit l'héritage de la grâce et de la justice originelle. L'analogie est alors extrêmement large. La parabole touche indirectement chaque rupture de l'alliance d'amour, chaque perte de la grâce, chaque péché. L'infidélité du peuple d'Israël y est moins mise en relief que dans la tradition prophétique, bien que l'exemple de l'enfant prodigue puisse aussi s'y appliquer. Le fils, «quand il eut tout dépensé..., commença à sentir la privation», d'autant plus que survint une grande famine «en cette contrée» où il s'était rendu après avoir abandonné la maison paternelle. Et alors, «il aurait bien voulu avoir de quoi se rassasier», fût-ce «avec les caroubes que mangeaient les porcs» qu'il gardait pour le compte «d'un des habitants de cette contrée». Mais cela même lui était refusé. L'analogie se déplace clairement vers l'intérieur de l'homme. Le patrimoine reçu de son père consistait en biens matériels, mais plus importante que ces biens était sa dignité de fils dans la maison paternelle. La situation dans laquelle il en était venu à se trouver au moment de la perte de ses biens matériels aurait dû le rendre conscient de la perte de cette dignité. Il n'y avait pas pensé auparavant, quand il avait demandé à son père de lui donner la part d'héritage qui lui revenait pour s'en aller au loin. Et il semble qu'il n'en soit pas encore conscient au moment où il se dit à lui-même: «Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim». Il se mesure lui-même à la mesure des biens qu'il a perdus, qu'il ne «possède» plus, tandis que les salariés dans la maison de son père, eux, les «possèdent». Ces paroles expriment surtout son attitude envers les biens matériels. Néammoins, sous la surface des paroles, se cache le drame de la dignité perdue, la conscience du caractère filial gâché. Et c'est alors qu'il prend sa décision: «Je veux partir, aller vers mon père et lui dire: Père, j'ai péché contre le Ciel et envers toi; je ne mérite plus d'être appelé ton fils, traite-moi comme l'un de tes mercenaires»(63). Paroles qui dévoilent plus à fond le problème essentiel. Dans la situation matérielle difficile où l'enfant prodigue en était venu à se trouver à cause de sa légèreté, à cause de son péché, avait aussi mûri le sens de la dignité perdue. Quand il décide de retourner à la maison paternelle, de demander à son père d'être accueilli non plus en vertu de son droit de fils, mais dans la condition d'un mercenaire, il semble extérieurement agir poussé par la faim et la misère dans laquelle il est tombé; pourtant ce motif est pénétré par la conscience d'une perte plus profonde: être un mercenaire dans la maison de son propre père est certainement une grande humiliation et une grande honte. Néanmoins, l'enfant prodigue est prêt à affronter cette humiliation et cette honte. Il se rend compte qu'il n'a plus aucun droit, sinon celui d'être un mercenaire dans la maison de son père. Sa décision est prise dans la pleine conscience de ce qu'il a mérité et de ce à quoi il peut encore avoir droit selon les normes de la justice. Ce raisonnement montre bien que, au centre de la conscience de l'enfant prodigue, émerge le sens de la dignité perdue, de cette dignité qui jaillit du rapport entre le fils et son père. Et c'est après avoir pris cette décision qu'il se met en route. Dans la parabole de l'enfant prodigue on ne trouve pas une seule fois le terme de «justice» ni même, dans le texte original, celui de «miséricorde». Toutefois, le rapport de la justice avec l'amour, qui se manifeste comme miséricorde, s'y inscrit avec une grande précision. Il apparaît clairement que l'amour se transforme en miséricorde lorsqu'il faut dépasser la norme précise de la justice, précise et souvent trop stricte. Une fois dépensés les biens recus de son père, l'enfant prodigue mérite - après son retour - de gagner sa vie en travaillant dans la maison paternelle comme mercenaire, et de retrouver éventuellement peu à peu une certaine quantité de biens matériels, mais sans doute jamais autant qu'il en avait dilapidés. Voici ce qui serait exigé dans l'ordre de la justice, d'autant plus que ce fils avait non seulement dissipé la part d'héritage lui revenant, mais en outre touché au vif et offensé son père à cause de sa conduite. Celle-ci, qui de son propre aveu l'avait privé de la dignité de fils, ne pouvait pas être indifférente à son père, qui devait en souffrir et se sentir mis en cause. Et pourtant il s'agissait en fin de compte de son propre fils, et aucun comportement ne pouvait altérer ou détruire cette relation. L'enfant prodigue en est conscient; et c'est précisément cette conscience qui lui montre clairement sa dignité perdue et lui fait juger correctement de la place qui pouvait encore être la sienne dans la maison de son père. 6. Mise en relief particulière de la dignité humaine La description précise de l'état d'ame de l'enfant prodigue nous permet de comprendre avec exactitude en quoi consiste la miséricorde divine. Il n'y a aucun doute que, dans cette simple mais pénétrante analogie, la figure du père de famille nous révèle Dieu comme Père. Le comportement du père de la parabole, sa manière d'agir, qui manifeste son attitude intérieure, nous permet de retrouver les différents aspects de la vision vétéro-testamentaire de la miséricorde dans une synthèse totalement nouvelle, pleine de simplicité et de profondeur. Le père de l'enfant prodigue est fidèle à sa paternité, fidèle à l'amour dont il comblait son fils depuis toujours. Cette fidélité ne s'exprime pas seulement dans la parabole par la promptitude de l'accueil, lorsque le fils revient à la maison après avoir dilapidé son héritage; elle s'exprime surtout bien davantage par cette joie, par cette fête si généreuse à l'égard du prodigue après son retour qu'elle suscite l'opposition et l'envie du frère aîné qui, lui, ne s'était jamais éloigné de son père et n'avait jamais abandonné la maison. La fidélité à soi-même de la part du père - un aspect déjà connu par le terme vétéro-testamentaire «hesed» - est en même temps exprimée d'une manière particulièrement chargée d'afféction. Nous lisons en effet que le père, voyant l'enfant prodigue revenir à la maison, «fut pris de pitié, courut se jeter à son cou et l'embrassa tendrement»(64). Il agit évidemment poussé par une profonde affection, et cela peut expliquer aussi sa générosité envers son fils, générosité qui indignera tellement le frère aîné. Cependant, les causes de cette émotion doivent être recherchées plus profondément: le père est conscient qu'un bien fondamental a été sauvé, l'humanité de son fils. Bien que celui-ci ait dilapidé son héritage, son humanité est cependant sauve. Plus encore, elle a été comme retrouvée. Les paroles que le père adresse au fils aîné nous le disent: «Il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie; il était perdu et il est retrouvé!»(65). Dans le même chapitre XV de l'Evangile selon saint Luc, nous lisons la parabole de la brebis perdue(66), puis celle de la drachme retrouvée(67). Chaque fois y est mise en relief la même joie que dans le cas de l'enfant prodigue. La fidélité du père à soi-rnême est totalement centrée sur l'humanité du fils perdu, sur sa dignité. Ainsi s'explique surtout sa joyeuse émotion au moment du retour à la maison. Allant plus loin, on peut donc dire que l'amour envers le fils, cet amour qui jaillit de l'essence même de la paternité, contraint pour ainsi dire le père à avoir souci de la dignité de son fils. Cette sollicitude constitue la mesure de son amour, cet amour dont saint Paul écrira plus tard: «La charité est longanime, la charité est serviable.... elle ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal..., elle met sa joie dans la vérité..., elle espère tout, supporte tout» et «ne passera jamais»(68). La miséricorde - telle que le Christ l'a présentée dans la parabole de l'enfant prodigue - a la forme intérieure de l'amour qui, dans le Nouveau Testament, est appelé agapè. Cet amour est capable de se pencher sur chaque enfant prodigue, sur chaque misère humaine, et surtout sur chaque misère morale, sur le péché. Lorsqu'il en est ainsi, celui qui est objet de la miséricorde ne se sent pas humilié, mais comme retrouvé et «revalorisé». Le père lui manifeste avant tout sa joie de ce qu'il ait été «retrouvé» et soit «revenu à la vie». Cette joie manifeste qu'un bien était demeuré intact: un fils, même prodigue, ne cesse pas d'être réellement fils de son père; elle est en outre la marque d'un bien retrouvé, qui dans le cas de l'enfant prodigue a été le retour à la vérité sur lui-même. Ce qui s'est passé, dans la parabole du Christ, entre le père et le fils, ne peut être saisi «de l'extérieur». Nos préjugés au sujet de la miséricorde sont le plus souvent le résultat d'une évaluation purement extérieure. Il nous arrive parfois, en considérant les choses ainsi, de percevoir surtout dans la miséricorde un rapport d'inégalité entre celui qui l'offre et celui qui la reçoit. Et par conséquent, nous sommes prêts à en déduire que la miséricorde offense celui qui en est l'objet, qu'elle offense la dignité de l'homme. La parabole de l'enfant prodigue montre que la réalité est tout autre: la relation de miséricorde se fonde sur l'expérience commune de ce bien qu'est l'homme, sur l'expérience commune de la dignité qui lui est propre. Cette expérience commune fait que l'enfant prodigue commence à se voir lui-même et à voir ses actions en toute vérité (une telle vision dans la vérité est une authentique humilité); et précisément à cause de cela, il devient au contraire pour son père un bien nouveau: le père voit avec tant de clarté le bien qui s'est accompli grâce au rayonnement mystérieux de la vérité et de l'amour, qu'il semble oublier tout le mal que son fils avait commis. La parabole de l'enfant prodigue exprime d'une façon simple, mais profonde, la réalité de la conversion. Celle-ci est l'expression la plus concrète de l'oeuvre de l'amour et de la présence de la miséricorde dans le monde humain. La signification véritable et propre de la miséricorde ne consiste pas seulement dans le regard, fût-il le plus pénétrant et le plus chargé de compassion, tourné vers le mal moral, corporel ou matériel: la miséricorde se manifeste dans son aspect propre et véritable quand elle revalorise, quand elle promeut, et quand elle tire le bien de toutes les formes de mal qui existent dans le monde et dans l'homme. Ainsi entendue, elle constitue le contenu fondamental du message messianique du Christ et la force constitutive de sa mission. C'est ainsi que ses apôtres et ses disciples la comprenaient et la pratiquaient. Elle ne cessa jamais de se révéler, dans leur coeur comme dans leurs actions, comme une démonstration du dynamisme de l'amour qui ne se laisse «pas vaincre par le mal», mais qui est «vainqueur du mal par le bien»(69). Il faut que le visage authentique de la rniséricorde soit toujours dévoilé à nouveau. Malgré de multiples préjugés, elle apparaît comme particulièrement nécessaire pour notre époque. V LE MYSTERE PASCAL 7. Miséricorde révélée dans la croix et la Résurrection Le message messianique du Christ et son activité parmi les hommes s'achèvent avec la croix et la résurrection. Nous devons pénétrer profondément dans cet événement final qui, spécialement dans le langage conciliaire, est défini comme mysterium paschale, si nous voulons exprimer totalement la vérité sur la miséricorde, telle qu'elle a été totalement révélée dans l'histoire de notre salut. A ce point de nos réflexions, il faudra nous rapprocher encore plus du contenu de l'encyclique Redemptor Hominis. En effet, si la réalité de la rédemption, dans sa dimension humaine, dévoile la grandeur inouïe de l'homme, qui talem ac tantum meruit habere Redemptorem(70), en même temps, la dimension divine de la rédemption nous dévoile de manière, dirais-je, plus concrète et «historique », la profondeur de l'amour qui ne recule pas devant l'extraordinaire sacrifice du Fils pour satisfaire la fidélité du Créateur et Père à l'égard des hommes créés à son image et choisis dès le «commencement» en ce Fils, en vue de la grâce et de la gloire. Les événements du Vendredi Saint, et auparavant encore la prière à Gethsémani, introduisent dans tout le déroulement de la révélation de l'amour et de la miséricorde, dans la mission messianique du Christ, un changement fondamental. Celui qui «est passé en faisant le bien et en rendant la santé»(71), «en guérissant toute maladie et toute langueur»(72), semble maintenant être lui-même digne de la plus grande miséricorde, et faire appel à la miséricorde, quand il est arrêté, outragé, condamné, flagellé, couronné d'épines, quand il est cloué à la croix et expire dans d'atroces tourments(73). C'est alors qu'il est particulièrement digne de la miséricorde des hommes qu'il a comblés de bienfaits, et il ne la reçoit pas. Même ceux qui lui sont les plus proches ne savent pas le protéger et l'arracher aux mains des oppresseurs. Dans cette étape finale de la fonction messianique, s'accomplissent dans le Christ les paroles des prophètes, et surtout celles d'Isaïe, au sujet du serviteur de Yahvé: «Dans ses blessures, nous trouvons la guérison»(74). Le Christ, en tant qu'homme qui souffre réellement et terriblement au jardin des Oliviers et sur le Calvaire, s'adresse au Père, à ce Père dont il a annoncé l'amour aux hommes, dont il a fait connaître la miséricorde par toutes ses actions. Mais la terrible souffrance de la mort en croix ne lui est pas épargnée, pas même à lui: «Celui qui n'avait pas connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous»(75), écrira saint Paul, résumant en peu de mots toute la profondeur du mystère de la croix et en même temps la dimension divine de la réalité de la rédemption. Or cette rédemption est la révélation ultime et définitive de la sainteté de Dieu, qui est la plénitude absolue de la perfection: plénitude de la justice et de l'amour, puisque la justice se fonde sur l'amour, provient de lui et tend vers lui. Dans la passion et la mort du Christ - dans le fait que le Père n'a pas épargné son Fils, mais «l'a fait péché pour nous»(76) -, s'exprime la justice absolue, car le Christ subit la passion et la croix à cause des péchés de l'humanité. Il y a vraiment là une «surabondance» de justice, puisque les péchés de l'homme se trouvent «compensés» par le sacrifice de l'Homme-Dieu. Toutefois cette justice, qui est au sens propre justice «à la mesure» de Dieu, naît tout entière de l'amour, de l'amour du Père et du Fils, et elle s'épanouit tout entière dans l'amour. C'est précisément pour cela que la justice divine révélée dans la croix du Christ est «à la mesure» de Dieu, parce qu'elle naît de l'amour et s'accomplit dans l'amour, en portant des fruits de salut. La dimension divine de la rédemption ne se réalise pas seulement dans le fait de faire justice du péché, mais dans celui de rendre à l'amour la force créatrice grâce à laquelle l'homme a de nouveau accès à la plénitude de vie et de sainteté qui vient de Dieu. De la sorte, la rédemption porte en soi la révélation de la miséricorde en sa plénitude. Le mystère pascal constitue le sommet de cette révélation et de cette mise en oeuvre de la miséricorde, qui est capable de justifier l'homme, de rétablir la justice comme réalisation de l'ordre salvifique que Dieu avait voulu dès le commencement dans l'homme, et, par l'homme, dans le monde. Le Christ souffrant s'adresse d'une manière particulière à l'homme, et pas seulement au croyant. Même l'homme incroyant saura découvrir en lui la solidarité éloquente avec la destinée humaine, comme aussi la plénitude harmonieuse du don désintéressé à la cause de l'homme, à la vérité et à l'amour. La dimension divine du mystère pascal va toutefois encore plus loin. La croix plantée sur le calvaire, et sur laquelle le Christ tient son ultime dialogue avec le Père, émerge du centre même de l'amour dont l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, a été gratifié selon l'éternel dessein de Dieu. Dieu, tel que le Christ l'a révélé, n'est pas seu]ement en rapport étroit avec le monde en tant que Créateur et source ultime de l'existence. Il est aussi Père: il est uni à l'homme, qu'il a appelé à l'existence dans le monde visible, par un lien encore plus profond que celui de la création. C'est l'amour qui non seulement crée le bien, mais qui fait participer à la vie même de Dieu Père, Fils et Esprit Saint. En effet, celui qui aime désire se donner lui-même. La croix du Christ au Calvaire se dresse sur le chemin de l'admirabile commercium, de cette admirable communication de Dieu à l'homme qui contient en même temps l'appel qui lui est adressé à participer, en s'offrant lui-même à Dieu et en offrant avec lui le monde visible, à la vie divine; à participer en tant que fils adoptif à la vérité et à l'amour qui sont en Dieu et proviennent de Dieu. Sur le chemin de l'élection éternelle de l'homme à la dignité de fils adoptif de Dieu, surgit précisément dans l'histoire la croix du Christ, Fils unique, qui, «lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu»(77), est venu donner l'ultime témoignage de l'admirable alliance de Dieu avec l'humanité, de Dieu avec l'homme - avec chaque homme. Ancienne comme l'homme, puisqu'elle remonte au mystère même de la création, puis rétablie bien des fois avec un seul peuple élu, cette alliance est également l'alliance nouvelle et définitive; établie là, sur le Calvaire, elle n'est plus limitée à un seul peuple, à Israël, mais elle est ouverte à tous et à chacun. Que nous dit la croix du Christ, qui est le dernier mot pour ainsi dire de son message et de sa mission messianiques? Certes, elle n'est pas encore la parole ultime du Dieu de l'Alliance, qui ne sera prononcée qu'aux lueurs de cette aube où les femmes d'abord puis les Apôtres, venus au tombeau du Christ crucifié, le trouveront vide et entendront pour la première fois cette annonce: «Il est ressuscité». Ils la rediront à leur tour, et ils seront les témoins du Christ ressuscité. Toutefois, même dans la glorification du Fils de Dieu, la croix ne cesse d'être présente, cette croix qui - à travers tout le témoignage messianique de l'Homme-Fils qui a subi la mort sur elle - parle et ne cesse jamais de parler de Dieu-Père, qui est toujours fidèle à son amour éternel envers l'homme, car «Il a tellement aimé le monde - donc l'homme dans le monde - qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle»(78). Croire dans le Fils crucifié signifie «voir le Père»(79), signifie croire que l'amour est présent dans le monde, et que cet amour est plus puissant que les maux de toutes sortes dans lesquels l'homme, l'humanité et le monde sont plongés. Croire en un tel amour signifie croire dans la miséricorde. Celle-ci en effet est la dimension indispensable de l'amour; elle est comme son deuxième nom, et elle est en même temps la manière propre dont il se révèle et se réalise pour s'opposer au mal qui est dans le monde, qui tente et assiège l'homme, s'insinue jusque dans son coeur et peut «le faire périr dans la géhenne»(80). 8. Amour plus fort que la mort, plus fort que le péché La croix du Christ sur le Calvaire est aussi témoignage de la force du mal à l'égard du Fils de Dieu lui-même, à l'égard de celui qui, seul parmi tous les enfants des hommes, était par nature innocent et pur de tout péché, et dont la venue dans le monde fut exempte de la désobéissance d'Adam et de l'héritage du péché originel. Et voici qu'en lui, le Christ, justice est faite du péché au prix de son sacrifice et de son obéissance «jusqu'à la mort»(81). Lui, qui était sans péché, «Dieu l'a fait péché pour nous»(82). Justice est faite aussi de la mort, qui depuis le commencement de l'histoire humaine s'était alliée au péché. Et justice est faite de la mort au prix de la mort de celui qui était sans péché et qui seul pouvait - par sa propre mort - détruire la mort elle-même(83). De la sorte, la croix du Christ, sur laquelle le Fils, consubstantiel au Père, rend pleine justice à Dieu, est aussi une révélation radicale de la miséricorde, c'est-à-dire de l'amour qui s'oppose à ce qui constitue la racine même du mal dans l'histoire, le péché et la mort. La croix est le moyen le plus profond pour la divinité de se pencher sur l'homme et sur ce que l'homme - surtout dans les moments difficiles et douloureux - appelle son malheureux destin. La croix est comme un toucher de l'amour éternel sur les blessures les plus douloureuses de l'existence terrestre de l'homme, et l'accomplissement jusqu'au bout du programme messianique que le Christ avait formulé dans la synagogue de Nazareth(84) puis répété devant les messagers de Jean-Baptiste(85). Conformément aux paroles de l'ancienne prophétie d'Isaïe(86), ce programme consistait dans la révélation de l'amour miséricordieux envers les pauvres, ceux qui souffrent, les prisonniers, envers les aveugles, les opprimés et les pécheurs. Dans le mystère pascal sont dépassées les limites du mal multiforme auquel participe l'homme durant son existence terrestre: la croix du Christ, en effet, nous fait comprendre que les racines les plus profondes du mal plongent dans le péché et dans la mort; ainsi devient-elle un signe eschatologique. C'est seulement à la fin des temps et lors du renouvellement définitif du monde qu'en tous les élus l'amour vaincra le mal en ses sources les plus profondes, en apportant comme un fruit pleinement mûr le Règne de la vie, de la sainteté, de l'immortalité glorieuse. Le fondement de cet accomplissement eschatologique est déjà contenu dans la croix du Christ et dans sa mort. Le fait que le Christ «est ressuscité le troisième jour»(87) est le signe qui marque l'achèvement de la mission messianique, signe qui est le couronnement de la révélation complète de l'amour miséricordieux dans un monde soumis au mal. Il constitue en même temps le signe qui annonce à l'avance «un ciel nouveau et une terre nouvelle»(88), quand Dieu «essuiera toute larme de leurs yeux; de mort, il n'y en aura plus; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus; car l'ancien monde s'en est allé»(89). Dans l'accomplissement eschatologique, la miséricorde se révélera comme amour, tandis que dans le temps, dans l'histoire humaine qui est aussi une histoire de péché et de mort, l'amour doit se révéler surtout comme miséricorde, et se réaliser sous cette forme. Le programme messianique du Christ, programme de miséricorde, devient celui de son peuple, de l'Eglise. Au centre même de ce programme se tient toujours la croix, puisqu'en elle la révélation de l'amour miséricordieux atteint son sommet. Tant que «l'ancien monde» ne sera pas passé(90), la croix demeurera ce «lieu» auquel on pourrait aussi appliquer ces autres paroles de l'Apocalypse de saint Jean: «Voici que je me tiens à la porte et je frappe; si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi»(91). Dieu révèle aussi particulièrement sa miséricorde lorsqu'il appelle l'homme à exercer sa «miséricorde» envers son propre Fils, envers le Crucifié. Le Christ, le Crucifié, est le Verbe qui ne passe pas(92), il est celui qui se tient à la porte et frappe au coeur de tout homme(93), sans contraindre sa liberté, mais en cherchant à en faire surgir un amour qui soit non seulement acte d'union au Fils de l'homme souffrant, mais aussi une forme de «miséricorde» manifestée par chacun de nous au Fils du Père éternel. Dans ce programme messianique du Christ et la révélation de la miséricorde par la croix, la dignité de l'homme pourrait-elle être plus respectée et plus grande, puisque cet homme, s'il est objet de la miséricorde, est aussi en même temps en un certain sens celui qui «exerce la miséricorde»? En définitive, n'est-ce pas la position du Christ à l'égard de l'homme, lorsqu'il déclare: «Dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces petits.... c'est à moi que vous l'avez fait»(94). Les paroles du Sermon sur la montagne: «Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde»(95) ne constituent-elles pas, en un certain sens, une synthèse de toute la Bonne Nouvelle, de tout «l'admirable échange» (admirabile commercium) contenu en elle et qui est une loi simple, forte, mais aussi «suave», de l'économie même du salut? Et ces paroles du Sermon sur la montagne, qui font voir dès le point de départ les possibilités du «coeur humain» («être miséricordieux»), ne révèlent-elles pas, dans la même perspective, la profondeur du mystère de Dieu: l'inscrutable unité du Père, du Fils et de l'Esprit Saint, en qui l'amour, contenant la justice, donne naissance à la miséricorde qui, à son tour, révèle la perfection de la justice? Le mystère pascal, c'est le Christ au sommet de la révélation de l'insondable mystère de Dieu. C'est alors que s'accomplissent en plénitude les paroles prononcées au Cénacle: «Qui m'a

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