Formation

Commission Théologique Internationale : A la recherche d'une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle - juin 2009


COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE

A LA RECHERCHE D'UNE ETHIQUE UNIVERSELLE :
NOUVEAU REGARD SUR LA LOI NATURELLE *

juin 2009


Plan général



Introduction

Chapitre 1 : Convergences

1.1. Les sagesses et religions du monde
1.2. Les sources gréco-romaines de la loi naturelle
1.3. L'enseignement de l'Ecriture sainte
1.4. Les développements de la tradition chrétienne
1.5. Evolutions ultérieures
1.6. Le magistère de l'Eglise et la loi naturelle

Chapitre 2 : La perception des valeurs morales communes

2.1. Le rôle de la société et de la culture
2.2. L'expérience morale ; « Il faut faire le bien »
2.3. La découverte des préceptes de la loi naturelle : universalité de la loi naturelle
2.4. Les préceptes de la loi naturelle
2.5. L'application des préceptes communs : historicité de la loi naturelle
2.6. Les dispositions morales de la personne et son agir concret.

Chapitre 3 : Les fondements théoriques de la loi naturelle

3.1. De l'expérience aux théories
3.2. Nature, personne et liberté
3.3. La nature, l'homme et Dieu : de l'harmonie au conflit
3.4. Chemins vers une réconciliation.

Chapitre 4 : La loi naturelle et la Cité

4.1. La personne et le bien commun
4.2. La loi naturelle, mesure de l'ordre politique
4.3. De la loi naturelle au droit naturel
4.4. Droit naturel et droit positif
4.5. L'ordre politique n'est pas l'ordre eschatologique
4.6. L'ordre politique est un ordre temporel et rationnel

Chapitre 5 : Jésus-Christ, accomplissement de la loi naturelle

5.1. Le Logos incarné, Loi vivante
5.2. L'Esprit saint et la Loi nouvelle de liberté

Conclusion



Introduction

[1] Y a-t-il des valeurs morales objectives capables d'unir les hommes et de leur procurer paix et bonheur ? Quelles sont-elles ? Comment les discerner ? Comment les mettre en oeuvre dans la vie des personnes et des communautés ? Ces questions de toujours autour du bien et du mal sont aujourd'hui plus urgentes que jamais dans la mesure où les hommes ont davantage pris conscience de former une seule communauté mondiale. Les grands problèmes qui se posent aux hommes ont désormais une dimension internationale, planétaire, d'autant que le développement des techniques de communication favorise une interaction croissante entre les personnes, les sociétés et les cultures. Un évènement local peut avoir un retentissement planétaire presque immédiat. Emerge ainsi la conscience d'une solidarité globale qui trouve son fondement ultime dans l'unité du genre humain. Elle se traduit par le sens d'une responsabilité planétaire. Ainsi la question de l'équilibre écologique, de la protection de l'environnement, des ressources et du climat, est-elle devenue une préoccupation pressante qui interpelle toute l'humanité et dont la solution déborde largement les cadres nationaux. De même, les menaces que le terrorisme, le crime organisé et les nouvelles formes de violence et d'oppression font peser sur les sociétés ont une dimension planétaire. Les développements accélérés des biotechnologies, qui menacent parfois l'identité même de l'homme (manipulations génétiques, clonage...), appellent d'urgence une réflexion éthique et politique d'ampleur universelle... Dans ce contexte, la recherche de valeurs éthiques communes connaît un regain d'actualité.

[2] Par leur sagesse, leur générosité et parfois leur héroïsme, des hommes et des femmes témoignent en acte de ces valeurs éthiques communes. L'admiration qu'ils suscitent en nous est le signe d'une première saisie spontanée des valeurs morales. La réflexion des universitaires et des scientifiques sur les dimensions culturelles, politiques, économiques,

morales et religieuses de notre existence sociale nourrit cette délibération sur le bien commun de l'humanité. Il y a aussi les artistes qui, par la manifestation de la beauté, réagissent contre la perte du sens et renouvellent l'espérance des hommes. De même, des hommes politiques travaillent avec énergie et créativité pour mettre en oeuvre des programmes d'éradication de la pauvreté et de protection des libertés fondamentales. Très important est aussi le témoignage persévérant des représentants des religions et des traditions spirituelles qui veulent vivre à la lumière de la vérité ultime et du bien absolu. Tous contribuent, chacun à sa manière et dans un échange réciproque, à promouvoir la paix, un ordre politique plus juste, le sens de la responsabilité commune, une répartition équitable des richesses, le respect de l'environnement, la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux. Toutefois, ces efforts ne peuvent aboutir que si les bonnes intentions prennent appui sur un solide accord de base quant aux biens et aux valeurs qui représentent les aspirations les plus profondes de l'homme, à titre individuel et communautaire. Seules la reconnaissance et la promotion de ces valeurs éthiques peuvent contribuer à la construction d'un monde plus humain.

[3] La recherche de ce langage éthique commun concerne tous les hommes. Pour les chrétiens, elle s'accorde mystérieusement à l'oeuvre du Verbe de Dieu, « lumière véritable, qui éclaire tout homme » (Jn 1, 9), et à l'oeuvre de l'Esprit saint qui sait faire germer dans les coeurs « charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5, 22-23). La communauté des chrétiens, qui partage « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps » et « se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire[1] », ne peut d'aucune manière se dérober à cette responsabilité commune. Eclairés par l'Evangile, engagés dans un dialogue patient et respectueux avec tous les hommes de bonne volonté, les chrétiens participent à la recherche commune des valeurs humaines à promouvoir : « Tout ce qu'il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d'aimable, d'honorable, tout ce qu'il peut y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous préoccuper » (Ph 4, 8). Ils savent que Jésus-Christ, « notre Paix » (Ep 2, 14), lui qui a réconcilié tous les hommes avec Dieu par sa croix, est le principe d'unité le plus profond vers lequel le genre humain est appelé à converger.

[4] La recherche d'un langage éthique commun est inséparable d'une expérience de conversion, par laquelle personnes et communautés se détournent des forces qui cherchent à emprisonner l'homme dans l'indifférence ou le poussent à dresser des murs contre l'autre ou l'étranger. Le coeur de pierre - froid, inerte et indifférent au sort du prochain et de l'espèce humaine - doit se transformer, sous l'action de l'Esprit, en un coeur de chair[2], sensible aux appels de la sagesse, à la compassion, au désir de la paix et à l'espérance pour tous. Cette conversion est la condition d'un vrai dialogue.

[5] Les tentatives contemporaines pour définir une éthique universelle ne manquent pas. Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, la communauté des nations, tirant les conséquences des complicités étroites que le totalitarisme avait entretenues avec le pur positivisme juridique, a défini dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) des droits inaliénables de la personne humaine qui transcendent les lois positives des Etats et doivent leur servir de référence et de norme. Ces droits ne sont pas simplement concédés par le législateur : ils sont déclarés, c'est-à-dire que leur existence objective, antérieure à la décision du législateur, est rendue manifeste. Ils découlent en effet de la « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine » (Préambule).

La Déclaration universelle des droits de l'homme constitue une des plus belles réussites de l'histoire moderne. Elle « demeure l'une des expressions les plus hautes de la conscience humaine en notre temps[3] » et offre une base solide pour la promotion d'un monde plus juste. Cependant, les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur des espérances. Certains pays ont contesté l'universalité de ces droits, jugés trop occidentaux, ce qui incite à en chercher une formulation plus compréhensive. En outre, une certaine propension à multiplier les droits de l'homme davantage en fonction des désirs désordonnés de l'individu consumériste ou de revendications sectorielles que des exigences objectives du bien commun de l'humanité, n'a pas peu contribué à les dévaluer. Déconnectée du sens moral des valeurs qui transcendent les intérêts particuliers, la multiplication des procédures et des réglementations juridiques n'aboutit qu'à un enlisement qui ne sert en définitive que les intérêts des plus puissants. Surtout, une tendance se manifeste à réinterpréter les droits de l'homme en les séparant de la dimension éthique et rationnelle qui constitue leur fondement et leur fin, au profit d'un pur légalisme utilitariste[4].

[6] Pour expliciter le fondement éthique des droits de l'homme, certains ont cherché à élaborer une « éthique mondiale » dans le cadre d'un dialogue entre les cultures et les religions. L'« éthique mondiale » désigne l'ensemble des valeurs obligatoires fondamentales qui forment depuis des siècles le trésor de l'expérience humaine. Elle se trouve dans toutes les grandes traditions religieuses et philosophiques[5]. Ce projet, digne d'intérêt, est significatif du besoin actuel d'une éthique ayant une validité universelle et globale. Mais la recherche purement inductive, sur le mode parlementaire, d'un consensus minimal déjà existant satisfait-elle aux exigences de fonder le droit dans l'absolu ? En outre, cette éthique minimale n'aboutit-elle pas à relativiser les exigences éthiques fortes de chacune des religions ou sagesses particulières ?

[7] Depuis plusieurs décennies, la question des fondements éthiques du droit et de la politique a été comme mise entre parenthèses dans certains secteurs de la culture contemporaine. Sous le prétexte que toute prétention à une vérité objective et universelle serait source d'intolérance et de violence et que seul le relativisme pourrait sauvegarder le pluralisme des valeurs et la démocratie, on fait l'apologie du positivisme juridique qui refuse de se référer à un critère objectif, ontologique, de ce qui est juste. Dans cette perspective, le dernier horizon du droit et de la norme morale est la loi en vigueur, qui est censée être juste par définition puisqu'elle est l'expression de la volonté du législateur. Mais c'est ouvrir la voie à l'arbitraire du pouvoir, à la dictature de la majorité arithmétique et à la manipulation idéologique, au détriment du bien commun. « Dans l'éthique et la philosophie actuelle du Droit, les postulats du positivisme juridique sont largement présents. La conséquence en est que la législation ne devient souvent qu'un compromis entre divers intérêts ; on tente de transformer en droits des intérêts ou des désirs privés qui s'opposent aux devoirs découlant de la responsabilité sociale[6]. » Mais le positivisme juridique est notoirement insuffisant, car le législateur ne peut agir légitimement qu'à l'intérieur de certaines limites qui découlent de la dignité de la personne humaine et au service du développement de ce qui est authentiquement humain. Or, le législateur ne peut abandonner la détermination de ce qui est humain à des critères extrinsèques et superficiels, comme il le ferait, par exemple, s'il légitimait de soi tout ce qui est réalisable dans le domaine des biotechniques. Bref, il doit agir d'une manière éthiquement responsable. La politique ne peut s'abstraire de l'éthique ni les lois civiles et l'ordre juridique d'une loi morale supérieure.

[8] Dans ce contexte où la référence à des valeurs objectives absolues reconnues universellement est devenue problématique, certains, désireux de donner tout de même une base rationnelle aux décisions éthiques communes, prônent une « éthique de la discussion » dans la ligne d'une compréhension « dialogique » de la morale. L'éthique de la discussion consiste à n'utiliser au cours d'un débat éthique que les normes auxquelles tous les participants concernés, renonçant aux comportements « stratégiques » pour imposer leurs vues, peuvent donner leur assentiment. Ainsi peut-on déterminer si une règle de conduite et d'action ou un comportement sont moraux parce que, en mettant entre parenthèses les conditionnements culturels et historiques, le principe de discussion offre une garantie d'universalité et de rationalité. L'éthique de la discussion s'intéresse surtout à la méthode par laquelle, grâce au débat, les principes et les normes éthiques peuvent être mis à l'épreuve et devenir obligatoires pour tous les participants. Elle est essentiellement un procédé pour tester la valeur des normes proposées mais ne peut produire de nouveaux contenus substantiels. L'éthique de la discussion est donc une éthique purement formelle qui ne concerne pas les orientations morales de fond. Elle court aussi le risque de se limiter à une recherche du compromis. Certes, le dialogue et le débat sont toujours nécessaires pour obtenir un accord réalisable sur l'application concrète des normes morales dans une situation donnée, mais ils ne sauraient reléguer à la marge la conscience morale. Un vrai débat ne remplace pas les convictions morales personnelles, mais il les suppose et les enrichit.

[9] Conscients des enjeux actuels de la question, nous voudrions dans ce document inviter tous ceux qui s'interrogent sur les fondements ultimes de l'éthique ainsi que de l'ordre juridique et politique à considérer les ressources que recèle une présentation renouvelée de la doctrine de la loi naturelle. Celle-ci affirme en substance que les personnes et les communautés humaines sont capables, à la lumière de la raison, de discerner les orientations fondamentales d'un agir moral conforme à la nature même du sujet humain et de les exprimer de façon normative sous forme de préceptes ou commandements. Ces préceptes fondamentaux, objectifs et universels, ont vocation à fonder et à inspirer l'ensemble des déterminations morales, juridiques et politiques qui régissent la vie des hommes et des sociétés. Ils en constituent une instance critique permanente et garantissent la dignité de la personne humaine face aux fluctuations des idéologies. Au cours de son histoire, dans l'élaboration de sa propre tradition éthique, la communauté chrétienne, conduite par l'Esprit de Jésus-Christ et en dialogue critique avec les traditions de sagesse qu'elle a rencontrées, a assumé, purifié et développé cet enseignement sur la loi naturelle comme norme éthique fondamentale. Mais le christianisme n'a pas le monopole de la loi naturelle. En effet, fondée sur la raison commune à tous les hommes, la loi naturelle est la base de la collaboration entre tous les hommes de bonne volonté quelles que soient leurs convictions religieuses.

[10] Il est vrai que l'expression de « loi naturelle » est source de nombreux malentendus dans le contexte actuel. Parfois, elle n'évoque qu'une soumission résignée et toute passive aux lois physiques de la nature, alors que l'homme cherche plutôt, à juste titre, à maîtriser et orienter ces déterminismes pour son bien. Parfois, présentée comme un donné objectif qui s'imposerait de l'extérieur à la conscience personnelle, indépendamment du travail de la raison et de la subjectivité, elle est soupçonnée d'introduire une forme d'hétéronomie insupportable à la dignité de la personne humaine libre. Parfois aussi, au cours de son histoire, la théologie chrétienne a justifié trop facilement par la loi naturelle des positions anthropologiques qui, par la suite, sont apparues conditionnées par le contexte historique et culturel. Mais une compréhension plus profonde des rapports entre le sujet moral, la nature et Dieu, ainsi qu'une meilleure prise en compte de l'historicité qui affecte les applications concrètes de la loi naturelle, permettent de dissiper ces malentendus. Il est aussi important aujourd'hui de proposer la doctrine traditionnelle de la loi naturelle dans des termes qui manifestent mieux la dimension personnelle et existentielle de la vie morale. Il faut aussi insister davantage sur le fait que l'expression des exigences de la loi naturelle est inséparable de l'effort de toute la communauté humaine pour dépasser les tendances égoïstes et partisanes et développer une approche globale de l'« écologie des valeurs » sans laquelle la vie humaine risque de perdre son intégrité et son sens de responsabilité pour le bien de tous.

[11] L'idée de la loi morale naturelle assume de nombreux éléments qui sont communs aux grandes sagesses religieuses et philosophiques de l'humanité. Au chapitre 1, notre document commence donc par évoquer ces « convergences ». Sans prétendre à l'exhaustivité, il indique que ces grandes sagesses religieuses et philosophiques témoignent de l'existence d'un patrimoine moral largement commun, qui forme la base de tout dialogue sur les questions morales. Bien plus, elles suggèrent, d'une manière ou d'une autre, que ce patrimoine explicite un message éthique universel immanent à la nature des choses et que les hommes sont capables de déchiffrer. Le document rappelle ensuite quelques jalons essentiels du développement historique de l'idée de loi naturelle et mentionne certaines interprétations modernes qui sont partiellement à l'origine des difficultés que nos contemporains ressentent face à cette notion. Au chapitre 2 (« La perception des valeurs morales communes »), notre document décrit comment, à partir des données les plus simples de l'expérience morale, la personne humaine saisit de façon immédiate certains biens moraux fondamentaux et formule en conséquence les préceptes de la loi naturelle. Ceux-ci ne constituent pas un code tout fait de prescriptions intangibles mais un principe permanent et normatif d'inspiration au service de la vie morale concrète de la personne. Le chapitre 3 (« Les fondements de la loi naturelle »), passant de l'expérience commune à la théorie, approfondit les fondements philosophiques, métaphysiques et religieux, de la loi naturelle. Pour répondre à quelques objections contemporaines, il précise le rôle de la nature dans l'agir personnel et s'interroge sur la possibilité pour la nature de constituer une norme morale. Le chapitre 4 (« La loi naturelle et la Cité ») explicite le rôle régulateur des préceptes de la loi naturelle dans la vie politique. La doctrine de la loi naturelle possède déjà cohérence et validité au plan philosophique de la raison commune à tous les hommes, mais le chapitre 5 (« Jésus-Christ, accomplissement de la loi naturelle ») montre qu'elle prend tout son sens à l'intérieur de l'histoire du salut : envoyé par le Père, Jésus-Christ est en effet, par son Esprit, la plénitude de toute loi.



Chapitre 1 : Convergences



1.1 Les sagesses et religions du monde

[12] Dans les diverses cultures, les hommes ont progressivement élaboré et développé des traditions de sagesse dans lesquelles ils expriment et transmettent leur vision du monde, ainsi que leur perception réfléchie de la place que l'homme tient dans la société et dans le cosmos. Avant toute théorisation conceptuelle, ces sagesses, qui sont souvent de nature religieuse, véhiculent une expérience qui identifie ce qui favorise ou ce qui empêche le plein épanouissement de la vie personnelle et la bonne marche de la vie sociale. Elles constituent une sorte de « capital culturel » disponible pour la recherche d'une sagesse commune nécessaire pour répondre aux défis éthiques contemporains. Selon la foi chrétienne, ces traditions de sagesse, malgré leurs limites et parfois même leurs erreurs, captent un reflet de la sagesse divine à l'oeuvre dans le coeur des hommes. Elles appellent attention et respect et peuvent avoir valeur de praeparatio evangelica.

La forme et l'étendue de ces traditions peuvent considérablement varier. Elles n'en témoignent pas moins de l'existence d'un patrimoine de valeurs morales commun à tous les hommes, quelle que soit la manière dont ces valeurs sont justifiées à l'intérieur d'une vision du monde particulière. Par exemple, la « règle d'or » (« Ne fais à personne ce que tu n'aimerais pas subir » [Tb 4, 15]) se retrouve sous une forme ou sous une autre dans la plupart des traditions de sagesse[7]. En outre, elles s'accordent généralement à reconnaître que les grandes règles éthiques non seulement s'imposent à un groupe humain déterminé mais valent universellement pour chaque individu et pour tous les peuples. Enfin, plusieurs traditions reconnaissent que ces comportements moraux universels sont appelés par la nature même de l'homme : ils expriment la manière dont l'homme doit s'insérer de façon à la fois créative et harmonieuse dans un ordre cosmique ou métaphysique qui le dépasse et donne sens à sa vie. Cet ordre est en effet imprégné par une sagesse immanente. Il est porteur d'un message moral que les hommes sont capables de déchiffrer.

[13] Dans les traditions hindoues, le monde - le cosmos comme les sociétés humaines - est régi par un ordre ou une loi fondamentale (dharma) qu'il faut respecter sous peine d'entraîner de graves déséquilibres. Le dharma définit alors les obligations socio-religieuses de l'homme. Dans sa spécificité, l'enseignement moral de l'hindouisme se comprend à la lumière des doctrines fondamentales des Upanishads : la croyance en un cycle indéfini de transmigrations (samsāra), avec l'idée selon laquelle les actions bonnes ou mauvaises commises pendant la vie présente (karman) ont une influence sur les renaissances successives. Ces doctrines ont d'importantes conséquences sur le comportement vis-à-vis d'autrui : elles impliquent un haut degré de bonté et de tolérance, le sens de l'action désintéressée au bénéfice des autres, ainsi que la pratique de la non-violence (ahimsā). Le courant principal de l'hindouisme distingue deux corps de textes : śruti ('ce qui est entendu', c'est-à-dire la révélation) et smrti ('ce dont on se souvient', c'est-à-dire la tradition). Les prescriptions éthiques se trouvent surtout dans la smrti, plus particulièrement dans les dharmaśāstra (dont le plus important est les mānava dharmaśāstra ou lois de Manu, vers 200-100 avant J.-C.). Outre le principe de base selon lequel « la coutume immémoriale est la loi transcendante approuvée par l'écriture sainte et les codes des divins législateurs ; en conséquence, tout homme, des trois principales classes, qui respecte l'esprit suprême qui est en lui, doit se conformer toujours avec diligence à la coutume immémoriale[8] », on y trouve un équivalent pratique de la règle d'or : « Je te dirai ce qu'est l'essence du plus grand bien de l'être humain. L'homme qui pratique la religion (dharma) de la non-nuisance (ahimsā) universelle, acquiert le plus grand Bien. Cet homme qui se maîtrise dans les trois passions, la convoitise, la colère et l'avarice, y renonçant par rapport aux êtres, acquiert le succès. [...] Cet homme qui considère toutes les créatures comme son 'soi-même' et les traite comme son propre 'soi', déposant la verge punitive et dominant complètement sa colère, celui-là s'assurera l'obtention du bonheur. [...] On ne fera pas à autrui ce que l'on considère comme nuisible pour soi-même. C'est en bref, la règle de la vertu. [...] Dans le fait de refuser et de donner, dans l'abondance et le malheur, dans l'agréable et le désagréable, on jugera de toutes les conséquences en considérant son propre 'soi'[9] ». Plusieurs préceptes de la tradition hindoue peuvent être mis en parallèle avec les exigences du Décalogue[10].

[14] On définit généralement le bouddhisme par les quatre « nobles vérités » enseignées par le Bouddha après son illumination : 1/ la réalité est souffrance et insatisfaction ; 2/ l'origine de la souffrance est le désir ; 3/ la cessation de la souffrance est possible (par l'extinction du désir) ; 4/ il existe un chemin menant à la cessation de la souffrance. Ce chemin est le « noble sentier octuple » qui consiste dans la pratique de la discipline, de la concentration et de la sagesse. Au plan éthique, les actions favorables peuvent se résumer dans les cinq préceptes (śīla, sīla) : 1/ ne pas nuire aux êtres vivants ni retirer la vie ; 2/ ne pas prendre ce qui n'est pas donné ; 3/ ne pas avoir une conduite sexuelle incorrecte ; 4/ ne pas user de paroles fausses ou mensongères ; 5/ ne pas ingérer de produit intoxicant diminuant la maîtrise de soi. L'altruisme profond de la tradition bouddhiste, qui se traduit par une attitude délibérée de non-violence, par la bienveillance amicale et la compassion, rejoint ainsi la règle d'or.

[15] La civilisation chinoise est marquée en profondeur par le taoïsme de Lăozĭ ou Lao-Tseu (VIe siècle av. J.C). Selon Lao-Tseu, la Voie ou Dào est le principe primordial, immanent à tout l'univers. C'est un principe insaisissable de changement permanent sous l'action de deux pôles contraires et complémentaires, le yīn et le yáng. Il revient à l'homme d'épouser ce processus naturel de transformation, de se laisser aller au flux du temps, grâce à l'attitude de non agir (wú-wéi). La recherche de l'harmonie avec la nature, indissociablement matérielle et spirituelle, est donc au coeur de l'éthique taoïste. Quant à Confucius (551-479 av. J.-C.), « Maître Kong », il tente, à l'occasion d'une période de crise profonde, de restaurer l'ordre par le respect des rites, fondé sur la piété filiale qui doit être au coeur de toute vie sociale. Les relations sociales prennent en effet modèle sur les relations familiales. L'harmonie est obtenue par une éthique de la juste mesure, où la relation ritualisée (le lĭ), qui insère l'homme dans l'ordre naturel, est la mesure de toutes choses. L'idéal à atteindre est le ren, vertu parfaite d'humanité, faite de maîtrise de soi et de bienveillance pour autrui. « 'Mansuétude (shù)', n'est-ce pas le maître mot ? Ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse, ne l'inflige pas aux autres[11] ». La pratique de cette règle indique le chemin du Ciel (Tiān Dào).

[16] Dans les traditions africaines, la réalité fondamentale est la vie elle-même. Elle est le bien le plus précieux et l'idéal de l'homme consiste non seulement à vivre à l'abri des soucis jusqu'à la vieillesse, mais avant tout à rester, même après la mort, une force vitale continuellement renforcée et vivifiée dans et par sa progéniture. La vie est en effet une expérience dramatique. L'homme, microcosme au sein du macrocosme, vit intensément le drame de l'affrontement entre la vie et la mort. La mission qui lui revient d'assurer la victoire de la vie sur la mort oriente et détermine son agir éthique. C'est ainsi que l'homme doit identifier, dans un horizon éthique conséquent, les alliés de la vie, les gagner à sa cause, et assurer par là sa survie qui est en même temps la victoire de la vie. Telle est la signification profonde des religions traditionnelles africaines. L'éthique africaine se révèle ainsi comme une éthique anthropocentrique et vitale : les actes censés susceptibles de favoriser l'éclosion de la vie, de la conserver, de la protéger, de l'épanouir ou d'augmenter le potentiel vital de la communauté, sont, de ce fait, considérés comme bons ; tout acte présumé préjudiciable à la vie des individus ou de la communauté passe pour être mauvais. Les religions traditionnelles africaines apparaissent ainsi comme essentiellement anthropocentriques, mais une observation attentive jointe à la réflexion montre que ni la place reconnue à l'homme vivant ni le culte des ancêtres ne constituent quelque chose de clos. Les religions traditionnelles africaines atteignent leur sommet en Dieu, source de vie, créateur de tout ce qui existe.

[17] L'Islam se comprend lui-même comme la restauration de la religion naturelle originelle. Il voit en Mahomet le dernier prophète envoyé par Dieu pour remettre définitivement les hommes dans la voie droite. Mais Mahomet a été précédé par d'autres : « Il n'existe pas de communauté où ne soit passé un avertisseur[12] ». L'Islam s'attribue donc une vocation universelle et s'adresse à tous les hommes, qui sont considérés comme « naturellement » musulmans. La loi islamique, indissociablement communautaire, morale et religieuse, est comprise comme une loi donnée directement par Dieu. L'éthique musulmane est donc fondamentalement une morale de l'obéissance. Faire le bien, c'est obéir aux commandements ; faire le mal, c'est leur désobéir. La raison humaine intervient pour reconnaître le caractère révélé de la Loi et en tirer les implications juridiques concrètes. Certes, au IXe siècle, l'école mou'tazilite a proclamé l'idée selon laquelle « le bien et le mal sont dans les choses », c'est-à-dire que certains comportements sont bons ou mauvais en eux-mêmes, antérieurement à la loi divine qui les commande ou les défend. Les mou'tazilites estimaient donc que l'homme pouvait par sa raison connaître ce qui est bon et mauvais. Selon eux, l'homme sait spontanément que l'injustice ou le mensonge sont mauvais et qu'il est obligatoire de restituer un dépôt, d'éloigner de soi un dommage ou de se montrer reconnaissant envers ses bienfaiteurs, dont Dieu est le premier. Mais les ach'arites, qui dominent dans l'orthodoxie sunnite, ont soutenu une théorie adverse. Partisans d'un occasionalisme qui ne reconnaît aucune consistance à la nature, ils estiment que seule la révélation positive de Dieu définit le bien et le mal, le juste et l'injuste. Parmi les prescriptions de cette loi divine positive, beaucoup reprennent les grands éléments du patrimoine moral de l'humanité et peuvent être mises en relation avec le Décalogue[13].

1.2. Les sources greco-romaines de la loi naturelle

[18] L'idée qu'il existe un droit naturel antérieur aux déterminations juridiques positives se rencontre déjà dans la culture grecque classique avec la figure exemplaire d'Antigone, la fille d'Œdipe. Ses deux frères, Etéocle et Polynice, se sont affrontés pour le pouvoir et se sont entretués. Polynice, le rebelle, est condamné à rester sans sépulture et être brûlé sur le bûcher. Mais, pour satisfaire aux devoirs de la piété envers son frère mort, Antigone en appelle, contre l'interdiction de sépulture portée par le roi Créon, « aux lois non-écrites et immuables ».

« Créon : Et ainsi, tu as osé passer outre à mes lois ?
Antigone : Oui, car ce n'est pas Zeus qui les a proclamées
Ni la Justice qui habite avec les dieux d'en bas ;
Ni lui ni elle ne les ont établis chez les hommes.
Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts
Pour que, toi, mortel, tu puisses passer outre
Aux lois non-écrites et immuables des dieux.
Elles n'existent d'aujourd'hui, ni d'hier mais de toujours ;
Personne ne sait quand elles sont apparues.
Je ne devais pas par crainte des volontés d'un homme
Risquer que les dieux me châtient[14]. »

[19] Platon et Aristote reprennent la distinction opérée par les sophistes entre les lois qui ont leur origine dans une convention, c'est-à-dire une pure décision positive (thesis), et celles qui sont valables « par nature ». Les premières ne sont ni éternelles ni valides d'une manière générale et elles n'obligent pas tout le monde. Les secondes obligent tout le monde, toujours et partout[15]. Certains sophistes, comme le Calliclès du Gorgias de Platon, recourraient à cette distinction pour contester la légitimité des lois instituées par les cités humaines. A ces lois, ils opposaient leur idée, étroite et erronée, de la nature, réduite à sa seule composante physique. Ainsi, contre l'égalité politique et juridique des citoyens dans la Cité, ils prônaient ce qui leur apparaissait comme la plus évidente des « lois naturelles » : le plus fort doit l'emporter sur le plus faible[16].

[20] Rien de tel chez Platon et Aristote. Ils n'opposent pas droit naturel et lois positives de la Cité. Ils sont convaincus que les lois de la Cité sont généralement bonnes et constituent la mise en oeuvre, plus ou moins réussie, d'un droit naturel conforme à la nature des choses. Pour Platon, le droit naturel est un droit idéal, une norme pour les législateurs et les citoyens, une règle qui permet de fonder et d'évaluer les lois positives[17]. Pour Aristote, cette norme suprême de la moralité correspond à la réalisation de la forme essentielle de la nature. Est moral ce qui est naturel. Le droit naturel est invariable ; le droit positif change selon les peuples et les différentes époques. Mais le droit naturel ne se situe pas au-delà du droit positif. Il s'incarne dans le droit positif qui est l'application de l'idée générale de la justice à la vie sociale dans sa variété.

[21] Dans le stoïcisme, la loi naturelle devient le concept clef d'une éthique universaliste. Est bon et doit être accompli ce qui correspond à la nature, comprise en un sens à la fois physico-biologique et rationnel. Tout homme, quelle que soit la nation à laquelle il appartient, doit s'intégrer comme une partie dans le Tout de l'univers. Il doit vivre selon la nature[18]. Cet impératif présuppose qu'il existe une loi éternelle, un Logos divin, qui est présente aussi bien dans le cosmos, qu'elle imprègne de rationalité, que dans la raison humaine. Ainsi, pour Cicéron la loi est « la raison suprême insérée dans la nature qui nous commande ce qu'il faut faire et nous interdit le contraire[19] ». Nature et raison constituent les deux sources de notre connaissance de la loi éthique fondamentale, qui est d'origine divine.

1.3. L'enseignement de l'Ecriture sainte

[22] Le don de la Loi au Sinaï, dont les « Dix Paroles » constituent le centre, est un élément essentiel de l'expérience religieuse d'Israël. Cette Loi d'alliance comporte des préceptes éthiques fondamentaux. Ils définissent la manière dont le peuple élu doit répondre par la sainteté de sa vie au choix de Dieu : « Parle à toute la communauté des Israélites. Tu leur diras : 'Soyez saints, car moi, Yahvé votre Dieu, je suis saint' » (Lv 19, 2). Mais ces comportements éthiques sont aussi valables pour les autres peuples, de sorte que Dieu demande des comptes aux nations étrangères qui violent la justice et le droit[20]. De fait, Dieu avait déjà conclu en la personne de Noé une alliance avec la totalité du genre humain qui impliquait en particulier le respect de la vie (Gn 9)[21]. Plus fondamentalement, la création elle-même apparaît comme l'acte par lequel Dieu structure l'ensemble de l'univers en lui donnant une loi. « Qu'ils [les astres] louent le nom du Seigneur : lui commanda, eux furent créés ; il les posa pour toujours sous une loi qui jamais ne passera » (Ps 148, 5-6). Cette obéissance des créatures à la loi de Dieu est un modèle pour les hommes.

[23] A côté des textes qui s'attachent à l'histoire du salut, avec les thèmes théologiques majeurs de l'élection, de la promesse, de la Loi et de l'alliance, la Bible contient aussi une littérature de sagesse qui ne traite pas directement de l'histoire nationale d'Israël mais qui s'intéresse à la place de l'homme dans le monde. Elle développe la conviction qu'il y a une manière correcte, « sage », de faire les choses et de conduire sa vie. L'homme doit s'appliquer à la rechercher et s'efforcer ensuite de la mettre en pratique. Cette sagesse ne se trouve pas tant dans l'histoire que dans la nature et la vie de tous les jours[22]. Dans cette littérature, la Sagesse est souvent présentée comme une perfection divine, parfois hypostasiée. Elle se manifeste de manière étonnante dans la création, dont elle est « l'ouvrière » (Sg 7, 21). L'harmonie qui règne entre les créatures lui rend témoignage. De cette sagesse qui vient de Dieu, l'homme est rendu participant de multiples manières. Cette participation est un don de Dieu qu'il faut demander dans la prière : « J'ai prié, et l'intelligence m'a été donnée, j'ai invoqué, et l'esprit de Sagesse m'est venu » (Sg 7, 7). Elle est encore le fruit de l'obéissance à la Loi révélée. En effet, la Torah est comme l'incarnation de la sagesse. « Convoites-tu la sagesse ? Garde les commandements, le Seigneur te la prodiguera. Car la crainte du Seigneur est sagesse et instruction » (Si 1, 26-27). Mais la sagesse est aussi le résultat d'une observation sagace de la nature et des moeurs humaines dans le but de découvrir leur intelligibilité immanente et leur valeur exemplaire[23].

[24] A la plénitude des temps, Jésus-Christ a prêché l'avènement du Royaume comme manifestation de l'amour miséricordieux de Dieu qui se rend présent au milieu des hommes à travers sa propre personne et appelle de leur part une conversion et une libre réponse d'amour. Cette prédication n'est pas sans conséquence sur l'éthique, sur la manière de construire le monde et les relations humaines. Dans son enseignement moral, dont le sermon sur la montagne est un admirable condensé, Jésus reprend à son compte la règle d'or : « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes » (Mt 7, 12[24]). Ce précepte positif complète la formulation négative de la même règle dans l'Ancien Testament : « Ne fais à personne ce que tu n'aimerais pas subir » (Tb 4, 15)[25].

[25] Au début de la Lettre aux Romains, l'Apôtre Paul, dans le dessein de manifester le besoin universel du salut apporté par le Christ, décrit la situation religieuse et morale commune à tous les hommes. Il affirme la possibilité d'une connaissance naturelle de Dieu : « Ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu'il a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (Rm 1, 19-20)[26]. Mais cette connaissance s'est pervertie en idolâtrie. Plaçant juifs et païens sur le même plan, saint Paul affirme l'existence d'une loi morale non écrite inscrite dans les coeurs[27]. Elle permet de discerner par soi-même le bien et le mal. « Quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur coeur, à preuve le témoignage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs de blâme ou d'éloge qu'ils portent les uns sur les autres « (Rm 2, 14-15). Pourtant la connaissance de la loi ne suffit pas par elle-même pour mener une vie juste[28]. Ces textes de saint Paul ont eu une influence déterminante sur la réflexion chrétienne relative à la loi naturelle.

1.4. Les développements de la tradition chrétienne

[26] Pour les Pères de l'Eglise le sequi naturam et la sequela Christi ne s'opposent pas. Au contraire, ils adoptent généralement l'idée stoïcienne selon laquelle la nature et la raison nous indiquent quels sont nos devoirs moraux. Les suivre, c'est suivre le Logos personnel, le Verbe de Dieu. La doctrine de la loi naturelle fournit en effet une base pour compléter la morale biblique. Elle permet en outre d'expliquer pourquoi les païens, indépendamment de la révélation biblique, possèdent une conception morale positive. Celle-ci leur est indiquée par la nature et correspond à l'enseignement de la Révélation : « De Dieu sont la loi de la nature et la loi de la révélation qui ne font qu'un[29] ». Cependant, les Pères de l'Eglise n'adoptent pas purement et simplement la doctrine stoïcienne. Ils la modifient et la développent. D'une part, l'anthropologie d'inspiration biblique qui voit l'homme comme l'imago Dei, dont la pleine vérité est manifestée dans le Christ, interdit de réduire la personne humaine à un simple élément du cosmos : appelée à la communion avec le Dieu vivant, elle transcende le cosmos tout en s'y intégrant. D'autre part, l'harmonie de la nature et de la raison ne repose plus sur la vision immanentiste d'un cosmos panthéiste mais sur la commune référence à la sagesse transcendante du Créateur. Se comporter de façon conforme à la raison revient à suivre les orientations que le Christ, comme Logos divin, a déposées grâce aux logoi spermatikoi dans la raison humaine. Agir contre la raison est une faute contre ces orientations. Fort significative est la définition de saint Augustin : « La loi éternelle est la raison divine ou la volonté de Dieu, ordonnant de conserver l'ordre naturel et interdisant de le troubler[30] ». Plus précisément, pour saint Augustin, les normes de la vie droite et de la justice sont exprimées dans le Verbe de Dieu, qui les imprime ensuite dans le coeur de l'homme « à la manière d'un sceau qui d'une bague passe à la cire, mais sans quitter la bague[31] ». En outre, chez les Pères, la loi naturelle est désormais comprise dans le cadre d'une histoire du salut qui amène à distinguer différents états de la nature (nature originelle, nature déchue, nature restaurée) dans lesquels la loi naturelle se réalise différemment. Cette doctrine patristique de la loi naturelle s'est transmise au Moyen Age, ainsi que la conception, assez proche, du « droit des gens (ius gentium) » selon laquelle il existe, en dehors du droit romain (ius civile), des principes universels de droit qui règlent les relations entre les peuples et sont obligatoires pour tous[32].

[27] Au Moyen Age, la doctrine de la loi naturelle atteint une certaine maturité et prend une forme « classique » qui constitue l'arrière-fond de toutes les discussions ultérieures. Elle se caractérise par quatre traits. En premier lieu, conformément à la nature de la pensée scolastique qui cherche à recueillir la vérité partout où elle se trouve, elle assume les réflexions antérieures sur la loi naturelle, païennes ou chrétiennes, et tente d'en proposer une synthèse. En deuxième lieu, conformément à la nature systématique de la pensée scolastique, elle situe la loi naturelle dans un cadre métaphysique et théologique général. La loi naturelle est comprise comme une participation de la créature raisonnable à la loi divine éternelle, grâce à laquelle elle entre de façon consciente et libre dans les desseins de la Providence. Elle n'est pas un ensemble clos et complet de normes morales mais une source d'inspiration constante, présente et agissante dans les différentes étapes de l'économie du salut. Troisièmement, avec la prise de conscience de la densité propre de la nature, qui est en partie liée à la redécouverte de la pensée d'Aristote, la doctrine scolastique de la loi naturelle considère l'ordre éthique et politique comme un ordre rationnel, oeuvre de l'intelligence humaine. Elle définit pour lui un espace d'autonomie, une distinction sans séparation, par rapport à l'ordre de la révélation religieuse[33]. Enfin, aux yeux des théologiens et des juristes scolastiques, la loi naturelle constitue un point de référence et un critère à la lumière duquel ils évaluent la légitimité des lois positives et des coutumes particulières.

1.5. Evolutions ultérieures

[28] L'histoire moderne de l'idée de la loi naturelle se présente par certains aspects comme un développement légitime de l'enseignement de la scolastique médiévale dans un contexte culturel plus complexe, marqué en particulier par un sens plus vif de la subjectivité morale. Parmi ces développements, signalons l'oeuvre des théologiens espagnols du XVIe siècle qui, à l'instar du dominicain François de Vitoria, ont eu recours à la loi naturelle pour contester l'idéologie impérialiste de certains Etats chrétiens d'Europe et défendre les droits des peuples non-chrétiens d'Amérique. Ces droits sont en effet inhérents à la nature humaine et ne dépendent pas de la situation concrète vis-à-vis de la foi chrétienne. L'idée de loi naturelle a aussi permis aux théologiens espagnols de poser les bases d'un droit international, c'est-à-dire d'une norme universelle régissant les relations des peuples et des États entre eux.

[29] Mais, par d'autres aspects, l'idée de la loi naturelle a pris à l'époque moderne des orientations et des formes qui contribuent à la rendre difficilement acceptable aujourd'hui. Pendant les derniers siècles du Moyen Age, s'est développé dans la scolastique un courant volontariste dont l'hégémonie culturelle a profondément modifié l'idée de loi naturelle. Le volontarisme se propose de mettre en valeur la transcendance du sujet libre par rapport à tous les conditionnements. Contre le naturalisme qui tendait à assujettir Dieu aux lois de la nature, il souligne de façon unilatérale l'absolue liberté de Dieu, au risque de compromettre sa sagesse et de rendre arbitraire ses décisions. De même, contre l'intellectualisme, soupçonné d'assujettir la personne humaine à l'ordre du monde, il exalte une liberté d'indifférence conçue comme pur pouvoir de choisir les contraires, au risque de déconnecter la personne de ses inclinations naturelles et du bien objectif[34].

[30] Les conséquences du volontarisme sur la doctrine de la loi naturelle sont nombreuses. Tout d'abord, alors que, chez saint Thomas d'Aquin, la loi était conçue comme oeuvre de raison et expression d'une sagesse, le volontarisme conduit à rattacher la loi à la seule volonté, et à une volonté déliée de son ordination intrinsèque au bien. Dès lors, toute la force de la loi réside dans la seule volonté du législateur. La loi est ainsi dépossédée de son intelligibilité intrinsèque. Dans ces conditions, la morale se réduit à l'obéissance aux commandements qui manifestent la volonté du législateur. Thomas Hobbes en viendra ainsi à déclarer : « C'est l'autorité et non la vérité qui fait la loi (auctoritas, non veritas, facit legem)[35] ». L'homme moderne, épris d'autonomie, ne pouvait que s'insurger contre une telle vision de la loi. Ensuite, sous prétexte de préserver l'absolue souveraineté de Dieu sur la nature, le volontarisme prive celle-ci de toute intelligibilité interne. La thèse de la potentia Dei absoluta, selon laquelle Dieu pourrait agir indépendamment de sa sagesse et de sa bonté, relativise toutes les structures intelligibles existantes et fragilise la connaissance naturelle que l'homme peut en avoir. La nature cesse d'être un critère pour connaître la sage volonté de Dieu : l'homme ne peut attendre cette connaissance que d'une révélation.

[31] Par ailleurs, plusieurs facteurs ont conduit à la sécularisation de la notion de loi naturelle. Parmi eux, on peut mentionner le divorce croissant entre la foi et la raison qui caractérise la fin du Moyen Age, ou encore certains aspects de la Réforme[36], mais surtout la volonté de dépasser les violents conflits religieux qui ont ensanglanté l'Europe à l'aube des temps modernes. On en est venu à vouloir fonder l'unité politique des communautés humaines en mettant entre parenthèses la confession religieuse. Désormais, la doctrine de la loi naturelle fait abstraction de toute révélation religieuse particulière, et donc de toute théologie confessante. Elle prétend reposer sur les seules lumières de la raison commune à tous les hommes et se présente comme la norme ultime dans le champ séculier.

[32] En outre, le rationalisme moderne pose l'existence d'un ordre absolu et normatif des essences intelligibles accessible à la raison et relativise d'autant la référence à Dieu comme fondement ultime de la loi naturelle. L'ordre nécessaire, éternel et immuable des essences doit certes être actualisé par le Créateur, mais, croit-on, il possède déjà en lui-même sa cohérence et sa rationalité. La référence à Dieu devient donc optionnelle. La loi naturelle s'imposerait à tous « même si Dieu n'existait pas (etsi Deus non daretur) [37] ».

[33] Le modèle rationaliste moderne de la loi naturelle se caractérise : 1/ par la croyance essentialiste en une nature humaine immuable et an-historique, dont la raison peut parfaitement saisir la définition et les propriétés essentielles ; 2/ par la mise entre parenthèses de la situation concrète des personnes humaines dans l'histoire du salut, marquée par le péché et la grâce, dont l'influence sur la connaissance et la pratique de la loi naturelle sont pourtant décisives ; 3/ par l'idée qu'il est possible à la raison de déduire a priori les préceptes de la loi naturelle à partir de la définition de l'essence de l'homme ; 4/ par l'extension maximale donnée aux préceptes ainsi déduits, de sorte que la loi naturelle apparaît comme un code de lois toutes faites qui règle la quasi-totalité des comportements. Cette tendance à étendre le champ des déterminations de la loi naturelle a été à l'origine d'une crise grave lorsque, en particulier avec l'essor des sciences humaines, la pensée occidentale a pris davantage conscience de l'historicité des institutions humaines et de la relativité culturelle de nombreux comportements que l'on justifiait parfois en faisant appel à l'évidence de la loi naturelle. Ce décalage entre une théorie abstraite maximaliste et la complexité des données empiriques explique en partie la désaffection pour l'idée même de loi naturelle. Pour que la notion de loi naturelle puisse servir à l'élaboration d'une éthique universelle dans une société sécularisée et pluraliste comme la nôtre, il faut donc éviter de la présenter sous la forme rigide qu'elle a prise, en particulier dans le rationalisme moderne.

1.6. Le magistère de l'Eglise et la loi naturelle.

[34] Avant le XIIIe siècle, étant donné que la distinction entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel n'était pas clairement élaborée, la loi naturelle était généralement assimilée à la morale chrétienne. Ainsi le décret de Gratien, qui fournit la norme canonique de base au XIIe siècle, commence ainsi : « La loi naturelle est ce qui est contenu dans la Loi et l'Evangile ». Il identifie ensuite le contenu de la loi naturelle avec la règle d'or et précise que les lois divines correspondent à la nature[38]. Les Pères de l'Eglise ont donc eu recours à la loi naturelle ainsi qu'à l'Ecriture sainte pour fonder le comportement moral des chrétiens, mais le magistère de l'Eglise, dans un premier temps, eut peu à intervenir pour trancher des disputes sur le contenu de la loi morale.

Lorsque le magistère de l'Eglise fut amené non seulement à résoudre des discussions morales particulières mais aussi à justifier sa position face à un monde sécularisé, il fit plus explicitement appel à la notion de loi naturelle. C'est au XIXe siècle, spécialement sous le pontificat de Léon XIII, que le recours à la loi naturelle s'impose dans les actes du Magistère. La présentation la plus explicite se trouve dans l'encyclique Libertas praestantissimum (1888). Léon XIII se réfère à la loi naturelle pour identifier la source de l'autorité civile et en fixer les limites. Il rappelle avec force qu'il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes quand les autorités civiles commandent ou reconnaissent quelque chose qui est contraire à la loi divine ou à la loi naturelle. Mais il recourt aussi à la loi naturelle pour protéger la propriété privée contre le socialisme ou encore pour défendre le droit des travailleurs à se procurer par leur travail ce qui est nécessaire à l'entretien de leur vie. Dans cette même ligne, Jean XXIII se réfère à la loi naturelle pour fonder les droits et devoirs de l'homme (encyclique Pacem in terris [1963]). Avec Pie XI (encyclique Casti Connubii [1930]) et Paul VI (encyclique Humanae vitae [1968]), la loi naturelle se révèle un critère décisif dans les questions relatives à la morale conjugale. Certes, la loi naturelle est de droit accessible à la raison humaine commune aux croyants et aux incroyants et l'Eglise n'en a pas l'exclusivité, mais, comme la Révélation assume les exigences de la loi naturelle, le magistère de l'Eglise en est constitué le garant et l'interprète[39]. Le Catéchisme de l'Eglise catholique (1992) et l'encyclique Veritatis splendor (1993) accordent ainsi une place déterminante à la loi naturelle dans l'exposé de la morale chrétienne[40].

[35] Aujourd'hui, l'Eglise catholique invoque la loi naturelle dans quatre contextes principaux. En premier lieu, face à la montée d'une culture qui limite la rationalité aux sciences dures et abandonne au relativisme la vie morale, elle insiste sur la capacité naturelle qu'ont les hommes à saisir par leur raison « le message éthique contenu dans l'être[41] » et à connaître dans leurs grandes lignes les normes fondamentales d'un agir juste conforme à leur nature et à leur dignité. La loi naturelle répond ainsi à l'exigence de fonder en raison les droits de l'homme[42] et elle rend possible un dialogue interculturel et interreligieux capable de favoriser la paix universelle et d'éviter le « choc des civilisations ». En deuxième lieu, face à l'individualisme relativiste qui considère que chaque individu est source de ses propres valeurs et que la société résulte d'un pur contrat passé entre des individus qui choisissent d'en constituer par eux-mêmes toutes les normes, elle rappelle le caractère non-conventionnel mais naturel et objectif des normes fondamentales qui régissent la vie sociale et politique. En particulier, la forme démocratique de gouvernement est intrinsèquement liée à des valeurs éthiques stables qui ont leur source dans les exigences de la loi naturelle et qui ne dépendent donc pas des fluctuations du consensus d'une majorité arithmétique. En troisième lieu, face à un laïcisme agressif qui veut exclure les croyants du débat public, l'Eglise fait valoir que les interventions des chrétiens dans la vie publique, sur des sujets qui touchent la loi naturelle (défense des droits des opprimés, justice dans les relations internationales, défense de la vie et de la famille, liberté religieuse et liberté d'éducation...), ne

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