Guetteurs, Veilleurs

Méditation du Vendredi Saint 2016 dans la Basilique Saint-Pierre - Padre Cantalamessa

 

 

« Dieu nous a réconciliés avec lui par le Christ, et il nous a donné le ministère de la réconciliation […].Nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu. En tant que coopérateurs de Dieu, nous vous exhortons encore à ne pas laisser sans effet la grâce reçue de lui. Car il dit dans l’Écriture : Au moment favorable je t’ai exaucé, au jour du salut je t’ai secouru. Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut! (2 Cor 5, 18-21- 6,1-2).

Ce sont les paroles de Saint Paul dans sa deuxième lettre aux Corinthiens. L’appel de l’apôtre à se réconcilier avec Dieu ne regarde pas la réconciliation historique entre Dieu et l’humanité (celle-ci – il vient de le dire – a eu lieu par le Christ sur la croix) ; ni même la réconciliation sacramentelle qui a lieu dans le baptême et dans le sacrement de la réconciliation; il renvoie à une réconciliation existentielle et personnelle à mettre en pratique maintenant, dans l’instant présent. L’appel s’adresse aux chrétiens de Corinthe qui sont baptisés et vivent dans l’Eglise depuis longtemps ; il s’adresse donc aussi à nous, maintenant et ici. « Le moment favorable, le jour du salut » c’est, pour nous, l’année de la miséricorde que nous sommes en train de vivre.

Mais que signifie, dans un sens existentiel et psychologique, se réconcilier avec Dieu? Une des causes, peut-être la principale, de l’éloignement de l’homme moderne de la religion et de la foi est l’image déformée que celui-ci a de Dieu. Quelle est, en effet, l’image «  prédéfinie » de Dieu dans l’inconscient humain collectif? Pour le découvrir, posons-nous la question: « Quelle association d’idées faisons-nous et comment réagissons-nous, sans même réfléchir, quand, dans la prière du « Notre Père », arrive le moment de dire: « Que ta volonté soit faite » ?

On prononce la phrase en baissant intérieurement la tête, comme résigné, comme si on se préparait au pire. Inconsciemment, on relie la volonté de Dieu à tout ce qui est désagréable, douloureux, à ce qui, d’une façon ou d’une autre, sera vu comme quelque chose qui porte atteinte à la liberté et au développement individuel, nous mutile. Un peu comme si Dieu était l’ennemi de toute fête, de toute joie et de tout plaisir. Un Dieu hargneux et inquisiteur.

Dieu est vu comme l’Etre suprême, le Tout-puissant, le Seigneur du temps et de l’histoire, c’est-à-dire comme une entité qui s’impose à l’individu de l’extérieur; aucun détail de la vie humaine ne lui échappe. Enfreindre sa Loi entraine inexorablement un désordre qui exige une réparation adéquate que l’homme sait ne pas être en mesure de lui donner. D’où la peur et parfois cette sourde rancune contre Lui. Nous avons là les restes de l’idée païenne de Dieu, jamais tout à fait déracinée, et peut-être bien indéracinable, du cœur humain. Toute la tragédie grecque est basée sur ça; Dieu intervient, par punition divine, pour remettre en place l’ordre moral troublé par la faute. Tout dérive de cette image de Dieu « jaloux » de l’homme que le serpent à l’origine instilla en Adam et Eve.

Certes, dans le christianisme, la miséricorde de Dieu n’a jamais été ignorée! Mais on ne lui reconnaissait pour seule tâche que celle de modérer les rigueurs absolues de la justice. La miséricorde était l’exception, pas la règle. L’année de la miséricorde est l’occasion pour ramener au jour la vraie image du Dieu biblique, un Dieu qui ne se limite pas à faire miséricorde, mais qui est miséricorde.

Cette affirmation audacieuse se base sur le fait que «  Dieu est amour » (1 Jn 4, 8.16). Dans la Trinité seulement, Dieu est amour, sans être «  miséricorde ». Que le Père aime le Fils, n’est pas une grâce ou une concession ; c’est une nécessité ; il a besoin d’aimer pour exister en tant que Père. Que le Fils aime le Père, n’est pas un acte de miséricorde ou une grâce ; même très libre, c’est une nécessité ; il a besoin d’être aimé et d’aimer pour être « Fils ». Pareil pour l’Esprit Saint qui est l’amour personnifié.

C’est quand Dieu crée le monde et y met des créatures libres, que son amour cesse d’être de l’ordre de la nature et devient une grâce. Cet amour est une libre concession, qui pourrait ne pas exister; il est ḥesed, grâce et miséricorde. Le péché de l’homme ne change pas la nature de cet amour, mais provoque en lui un saut de qualité: de la miséricorde comme don on passe à la miséricorde comme pardon. D’un amour de donation, on passe à un amour de souffrance, parce que Dieu souffre de voir son amour refusé. « J’ai fait grandir des enfants, je les ai élevés, mais ils se sont révoltés contre moi » (Is 1, 2). Demandons à tant de pères et tant de mères qui en ont fait l’expérience, s’il ne s’agit pas là d’une souffrance, et parmi les plus amères de la vie.

*   *    *

Et qu’en est-il de la justice de Dieu? Serait-elle oubliée, sous-estimée? Saint Paul a répondu une fois pour toutes à cette question. Dans sa Lettre aux Romains, il commence son annonce du salut en disant: « Maintenant la justice de Dieu s’est révélée» (Rom 3, 21). On se demande : quelle justice ? Celle qui donne « unicuique suum », à chacun  ce qui lui revient, autrement dit des récompenses ou des châtiments selon ses mérites? Bien sûr, le jour arrivera où cette justice de Dieu, qui consiste à donner à chacun ce qu’il mérite, aura lieu. Car, comme écrit l’apôtre, Dieu, « rendra à chacun selon ses œuvres. Ceux qui font le bien avec persévérance et recherchent ainsi la gloire, l’honneur et une existence impérissable, recevront la vie éternelle ; mais les intrigants, qui se refusent à la vérité pour se donner à l’injustice, subiront la colère et la fureur » (Rom 2, 6-8).

Mais l’apôtre ne parle pas de cette justice-là quand il écrit: « Maintenant la justice de Dieu s’est révélée». Dans le premier cas il s’agit d’un événement futur, dans le deuxième d’un événement en cours, qui se réalise « maintenant ». Si ce n’était pas le cas, l’affirmation de Paul serait absurde, démentie par les faits. Du point de vue de la justice rétributive, rien n’a changé dans le monde avec la venue du Christ. On continue, disait Bossuet[1], à voir souvent les coupables sur le trône et les innocents à l’échafaud ; mais pour qu’on ne croit pas qu’il existe une quelconque justice ou ordre fixe dans le monde, même si dans le sens opposé, voilà qu’il nous arrive parfois de voir le contraire, autrement dit l’innocent sur le trône et le coupable à l’échafaud. Non, ce n’est pas cela la nouveauté apportée par le Christ. Ecoutons ce que nous dit l’apôtre:

« Tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Car le projet de Dieu était que le Christ soit instrument de pardon, en son sang, par le moyen de la foi. C’est ainsi que Dieu voulait manifester sa justice, lui qui, dans sa longanimité, avait fermé les yeux sur les péchés commis autrefois. Il voulait manifester, au temps présent, en quoi consiste sa justice, montrer qu’il est juste et rend juste celui qui a foi en Jésus. » (Rm 3, 23-26).

Dieu manifeste sa justice, en manifestant sa miséricorde! Voilà la grande révélation. L’apôtre dit que Dieu est «  juste et rend juste », c’est-à-dire qu’il est juste avec lui-même, quand il rend juste l’homme ; il est à la fois amour et miséricorde; c’est pourquoi il est juste avec lui-même – c’est-à-dire, qu’il se montre vraiment pour ce qu’il est – quand il exerce sa miséricorde.

Mais on ne comprend rien de tout cela, si l’on ne comprend pas ce que veut dire exactement l’expression «  justice de Dieu ». Il y a risque que l’on entende parler de cette justice mais qu’au lieu de nous sentir encouragés, nous en ayons peur parce qu’on ignore son sens. Saint Augustin l’avait déjà clairement expliqué: « La ‘justice de Dieu’, écrivait-il, est celle par laquelle sont justes les hommes que Dieu justifie par sa grâce, exactement comme ‘le salut du Seigneur’ (salus Domini) (Sal 3,9) est celui par lequel le Seigneur nous sauve »[2]. En d’autres termes, la justice de Dieu est l’acte par lequel Dieu rend justes ceux qui croient en son Fils. Ce n’est pas se faire justice, mais rendre justes.

Luther a eu le mérite de ramener au jour cette vérité, après des siècles d’oubli, du moins dans la prédication chrétienne, et c’est de cela que la chrétienté est surtout redevable à la Réforme, qui célèbrera l’année prochaine son cinquième centenaire. « Quand je découvris cela, avait écrit plus tard le réformateur, je me sentis carrément renaître et il me sembla entrer au paradis même par des portes grandes ouvertes »[3].Mais Augustin et Luther ne furent pas les premiers à expliquer de la sorte  le concept de «  justice de Dieu » ; les Ecritures elles-mêmes l’avaient fait avant eux:

« Lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes, il nous a sauvés, non pas à cause de la justice de nos propres actes, mais par sa miséricorde.” (Tt 3, 4-5). « Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ : c’est bien par grâce que vous êtes sauvés. » (Ep 2, 4-5)

Donc dire que « la justice de Dieu s’est manifestée », revient à dire que Dieu a manifesté sa bonté, son amour, et sa miséricorde. Non seulement la justice de Dieu ne contredit pas sa miséricorde, mais c’est en cela qu’elle consiste!

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Qu’est-il arrivé de si important sur la croix qui justifie un changement aussi radical dans le destin de l’humanité ? Dans son livre sur Jésus de Nazareth, Benoît XVI écrit:

« L’injustice, le mal comme réalité, ne peut pas être simplement ignoré, ne peut être laissé là. Il doit être éliminé, vaincu. C’est là seulement la vraie miséricorde. Et puisque les hommes n’en sont pas capables, Dieu lui même s’en charge maintenant – c’est là la bonté inconditionnelle de Dieu »[4] .

Dieu ne s’est pas contenté de pardonner à l’homme ses péchés. Il a fait infiniment plus, il a pris sur lui ces péchés, les a portés sur ses épaules. Le fils de Dieu, dit saint Paul, « s’est fait péché pour nous ». Une parole terrible! Déjà au Moyen Age certains avaient du mal à croire que Dieu exige la mort de son Fils pour se réconcilier avec le monde. Saint Bernard leur répondait: « Ce n’est pas la mort du Fils qui lui a plu mais sa volonté de mourir spontanément pour le salut du monde »: « Non mors placuit sed voluntas sponte morientis »[5]. Ce n’est donc pas la mort qui nous a sauvés mais l’amour!

L’amour de Dieu a rejoint l’homme dans ses retranchements les plus extrêmes, c’est-à-dire dans la mort. La mort du Christ devait apparaître aux yeux de tous comme la preuve suprême de la miséricorde de Dieu envers les pécheurs. Et c’est pourquoi elle n’a pas non plus la majesté d’une mort solitaire, mais liée à la mort de deux brigands. Jésus veut rester l’ami des pécheurs jusqu’au bout. Il meurt donc comme eux et avec eux.

*   *    *

L’heure est venue de nous rendre compte que l’opposé de la miséricorde n’est pas la justice, mais la vengeance. Jésus n’a pas opposé la miséricorde à la justice, mais à la loi du talion: « Œil pour œil dent pour dent ». En pardonnant les péchés, Dieu ne renonce pas à la justice, mais à la vengeance; il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive (cf. Ez  18, 23). Jésus sur la croix n’a pas demandé au Père de venger sa cause ; il lui a demandé de pardonner à ceux qui l’ont crucifiés.

La haine et la brutalité des attaques terroristes de cette semaine à Bruxelles nous aident à comprendre la force divine contenue dans les dernières paroles du Christ: «Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font» (Lc 23, 34). Pour grande qu’elle soit la haine des hommes, l’amour de Dieu a été, et sera, toujours plus fort. C’est à nous qu’elle est adressée, dans les circonstances actuelles, l’exhortation de l’apôtre Paul: «Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,

Nous devons démythifier la vengeance! Celle-ci est devenue un mythe envahissant qui contamine tout et tout le monde, à commencer par les enfants. Une grande partie des histoires portées à l’écran et des jeux électroniques sont des histoires de vengeance, que l’on fait parfois passer pour une victoire du gentil héros. 50%, voire plus, de la souffrance présente dans le monde (quand il ne s’agit pas de maux naturels) vient du désir de vengeance, tant dans les relations interpersonnelles que dans les rapports entre Etats et peuples.

Dostoïevski a dit que «  la beauté sauvera le monde »[6]; mais la beauté peut aussi porter à la ruine. La miséricorde est la seule chose qui puisse vraiment sauver le monde! La miséricorde de Dieu pour les hommes et des hommes entre eux. Et celle-ci peut sauver, aujourd’hui tout particulièrement, ce qu’il y a de plus précieux et de plus fragile en ce moment dans le monde : le mariage et la famille.

Dans le mariage il arrive en quelque sorte ce qui est arrivé entre Dieu et les hommes, dans leurs relations, que l’Eglise décrit en utilisant justement l’image des noces. Au tout début, disais-je, est présent l’amour, pas la miséricorde. Dans le mariage aussi, au début il n’y a que l’amour. On ne se marie pas par miséricorde mais par amour. Mais après des années,  ou des mois, de vie commune, des limites commencent à apparaître de part et d’autre, des problèmes de santé, de finance, des enfants. La routine s’installe et la joie s’éteint.

Ce qui peut sauver un mariage de la dégringolade et l’aider à remonter la pente c’est la miséricorde, comprise au sens biblique, c’est-à-dire non seulement comme pardon réciproque mais comme un « revêtement de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience » (Col 3, 12). La miséricorde ajoute l’agape à l’eros, l’amour du don de soi et la compassion à celui de la recherche. Dieu « prend pitié » de l’homme (Ps 102, 13): mari et femme ne devraient-ils pas prendre pitié l’un de l’autre? Et ne devrions-nous pas, nous qui vivons en communauté, avoir pitié les uns des autres, au lieu de nous juger?

Prions. Père céleste, pour les mérites de ton Fils qui « s’est fait péché » sur la croix pour nous, sors le désir de vengeance du cœur des personnes, des familles et des peuples, et fais-nous aimer la miséricorde. Fais en sorte que l’intention du Saint-Père à proclamer cette année sainte de la miséricorde, trouve une réponse concrète dans nos cœurs et nous fasse tous connaître la joie d’être réconcilié avec Toi au plus profond de nous mêmes. Ainsi soit-il !

© Traduction de Zenit

 

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[1] Jacques-Bénigne Bossuet, « Sermon sur la Providence » (1662), dans Œuvres de Bossuet, éd. B. Velat et Y. Champailler (Paris, coll. « La Pléiade », 1961), p. 1062.

[2] Saint Augustin, L’Esprit et la lettre, 32,56 (PL 44, 237).

[3] Martin Luther, Préface aux œuvres latines, ed . Weimar, 54, p. 186.

[4] Cf. J. Ratzinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Partie II, Librairie éditrice du Vatican, 2011, p. 151.

[5] Saint Bernard de Clairvaux, Contre les erreurs d’Abélard, 8, 21-22 (PL 182, 1070).

[6] F. Dostoïevski, L’Idiot, partie III, chap. 5.

 

 

publié le : 25 mars 2016

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