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Trois clés pour comprendre l'objection de conscience

Publiée le 08-11-2016

Grégor Puppinck, docteur en droit et Directeur du Centre Européen pour le Droit et la Justice (ECLJ-Strasbourg), direct revient sur l'objection de conscience et donne des clés pour aborder de façon équilibrée cette question qui fait débat[1].

 

La Nef : Vous avez publié un essai sur l’objection de conscience et les droits de l’homme[2], quelle a été votre démarche ?

Grégor Puppinck : je travaille avec l’ECLJ sur ce sujet depuis plusieurs années auprès des instances européennes et des Nations unies, où nous avons contribué à renforcer la garantie de la liberté de conscience face à des pratiques moralement controversées, par exemple en participant à la rédaction et à l’adoption au Conseil de l’Europe d’une résolution consacrant « le droit à l’objection de conscience dans le cadre des soins médicaux légaux » en 2010.

Au fil de ces combats, il m’est apparu qu’il serait autant absurde que contreproductif de remporter la victoire par le seul rapport de forces politiques, et qu’une reconnaissance solide du droit à l’objection de conscience imposait de bien comprendre la légitimité d’un tel droit. Or, je dois reconnaître que j’ai moi-même longtemps douté du bien-fondé de cette entreprise, estimant que l’objection de conscience était trop emprunte de subjectivisme et de relativisme pour être un concept juste et fiable. Pourtant, dans la situation politique actuelle, marquée par un effacement du sens métaphysique et moral, il est nécessaire de protéger les personnes contre l’obligation de participer à des pratiques immorales, à défaut de pouvoir en obtenir l’interdiction. La défense du droit à l’objection de conscience me paraissait donc fragile sur le fond, mais opportune politiquement.

Plus encore, le principal argument des adversaires de l’objection de conscience n’est pas infondé : aucune société ne peut  fonctionner si chaque individu entend échapper à l’application de la loi au nom de ses croyances. Face à des croyances diverses qui fragmentent la société, les opposants du droit à l’objection de conscience invoquent le bienfait d’une loi commune et entendent ainsi renvoyer les objecteurs à l’avortement à l’asile des fondamentalistes religieux.

Sous l’effet du pluralisme croissant de la société, les juges sont saisis de nombreux cas de personnes qui, au nom de leur conscience, refusent d’accomplir des actes très variés. Il est à redouter que submergés de demandes diverses, les juges n’en viennent à les refuser toutes au nom de l’égalité devant la loi positive. De fait, l’étude de la jurisprudence montre que les juges comprennent mal les ressorts de l’objection et que, s’ils reconnaissent le besoin de critères, ils semblent structurellement incapables de les identifier en raison tant de l’interdiction qui leur est faite de porter un jugement sur les religions que de la confusion qui existe entre religion et morale. Une clarification de la notion d’objection de conscience m’a paru donc nécessaire, non pour étendre son champ d’application au risque de la rendre indéfendable, mais au contraire pour mieux la définir afin qu’elle puisse être protégée dans une juste mesure. C’est là l’ambition de cet essai.

 

La Nef : Quelles étaient les principales difficultés ?

GP : L’origine des difficultés réside dans une compréhension erronée de la conscience. Selon la pensée commune, cette dernière serait une forme de sur-moi abstrait, une sphère d’autonomie siège de l’intériorité individuelle. Cette boîte noire sécrèterait un magma de désirs, de convictions, d’opinions, et de croyances. Or, toutes ces notions sont employées dans le champ du droit sans que nous n’en comprenions plus le sens précis. Il s’agit donc d’en retrouver les définitions ainsi que les rapports mutuels en philosophie morale car cette discipline est le soubassement du droit : lorsque celui-ci devient confus, il faut en rechercher les fondations, puis, à partir d’elles, reconstruire le droit positif. C’est la démarche de cette étude qui part de la philosophie pour aboutir à des solutions rationnelles applicables en pratique. Elle s’y emploie en mettant en évidence la rationalité de l’objection de conscience, ce qui suppose de se départir d’un excès tant de subjectivisme que de positivisme qui accordent trop, ou trop peu de légitimité à la conscience individuelle. Entre positivisme et subjectivisme, il s’agit de rechercher l’objectivité de la justice. Cet effort peut paraître hors-de-portée dans une société qui a renoncé, au moins partiellement, à la conviction publique qu’il existe un bien objectif. Mais se refuser à l’accomplir reviendrait à renoncer à la rationalité de la justice et à se résigner à l’arbitraire.

 

La Nef : Quelles sont ces clefs de compréhension qui éclairent le plus la problématique de l’objection de conscience ?

GP : Trois clefs m’ont permis de comprendre l’objection.

La première, soulignée par saint Thomas d'Aquin, réside dans la différence qui existe – et que l’on retrouve dans les Dix Commandements – entre les préceptes affirmatif (ou positifs) et les préceptes négatifs, c’est-à-dire entre l’obligation positive de faire le bien, qui oblige semper sed non ad semper, et l’obligation négative de ne pas faire le mal, qui oblige semper et ad semper. Cette différence fait ressortir la dissymétrie entre le bien et le mal, puisque faire le bien est une question de proportion, tandis qu’éviter le mal est une question de principe. Il en résulte qu’il est plus grave de contraindre une personne à commettre un mal que de l’empêcher d’accomplir un bien, car obliger une personne à faire le mal n’affecte pas la réalisation de sa conviction, mais sa conviction elle-même. Un bien peut être réalisé partiellement, mais un mal est toujours total, même s’il peut être réduit.

Cette distinction permet de circonscrire l’objection de conscience à la seule situation où une personne est contrainte d’accomplir un acte qu’elle juge mauvais ou est sanctionnée en raison de son refus de l’accomplir. À l’inverse, le cas où les autorités interdisent à une personne de réaliser tout ou partie d’un bien (la cas d’Antigone) relève du régime ordinaire de la limitation de la manifestation des convictions.

La seconde clef de compréhension réside dans la distinction entre la foi et la raison, Fides et Ratio, entre religion et morale, et par suite entre les objections, selon qu’elles sont fondées sur une conviction religieuse ou morale. Si une objection, qu’elle soit morale ou religieuse, constitue toujours une objection de conscience, car nous n’avons qu’une conscience, la différence entre objection morale et religieuse consiste en ce que la première peut prétendre être objectivement juste : sa revendication porte sur la justice. À l’inverse, une objection religieuse ne peut prétendre être juste en soi, et sa revendication porte alors sur la liberté de la personne de se conformer à ses convictions religieuses. Certes, les autorités publiques doivent, autant que possible, tolérer cette liberté religieuse. Toutefois, si le refus opposé à une objection religieuse peut être une violence, il n’en est pas pour autant nécessairement une injustice. Différemment, face à une véritable objection morale, les autorités ne peuvent la méconnaitre sans commettre une injustice et une violence. La difficulté consiste bien sûr à reconnaître une véritable objection morale : l’étude dégage des critères à cette fin.

La troisième clef de compréhension porte sur l’existence d’un double niveau de moralité dans les sociétés libérales, lesquelles se caractérisent par l’affirmation de la tolérance, c’est-à-dire par l’illégitimité de tout jugement moral ad extra selon laquelle la moralité d’un acte individuel ne pourrait être jugée que par l’intéressé lui-même, et non par la société, ni par les autres individus. Il en résulte une différenciation entre une moralité publique et privée conduisant la société à dépénaliser des pratiques « immorales » privées, et les individus à tolérer socialement des pratiques qu’ils réprouvent à « titre privé ».

Or, si cette tolérance est indolore pour la majorité des citoyens, elle ne l’est pas pour la minorité concernée directement par la réalisation de la pratique en cause ; car, pour prendre un exemple concret, c’est une chose de tolérer l’euthanasie, c’en est une autre de devoir la pratiquer soi-même. S’il est possible de faire coexister deux moralités au sein de la société, c’est impossible au sein d’une même personne. Ainsi, la « liberté » que la société libérale accorde aux individus à l’égard de pratiques moralement débattues ne peut être équitable que si elle garantit à ceux qui les réprouvent le droit de ne pas être contraint d’y concourir. Il est particulièrement injuste d’exiger d’une personne, au nom de la tolérance, qu’elle consente à la légalisation d’une pratique, puis de son montrer intolérant à son encontre, une fois la pratique légalisée, en la contraignant d’y participer. C’est néanmoins la tendance spontanée de toute société, qui demeure mue par la recherche d’unité, même si elle dit avoir renoncé à celle de vérité. Mais l’unité sans la vérité est une violence.

 

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[1] Article initialement publié dans La Nef, n°286 de novembre 2016 : Comprendre l’objection de conscience.

[2]  « Objection de conscience et droits de l’homme, Essai d’analyse systématique », Société, Droit et Religion, CNRS Ed°, Juillet 2016. Grégor Puppinck est Docteur en droit, directeur du Centre européen pour le droit et la justice, membre du Panel d’experts de l’OSCE sur la liberté de religion ou de conviction. Une copie numérique de l’étude peut être demandée à secretariat@eclj.org.

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