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Une infirmière en soins palliatifs, écrit un témoignage pour les Evêques

Publiée le 21-01-2015

Monseigneur,

 

L'objet de ce courrier est de vous partager une analyse du projet de loi Claeys/Léonetti à la lumière de mon expérience.

Infirmière en soins palliatifs depuis 12 ans, j'ai travaillé en unité de cancérologie, en équipe mobile de soins palliatifs, en service de rééducation fonctionnelle. J'ai également fondé un cabinet d'infirmière libérale particulièrement orienté sur l'accompagnement et le maintien à domicile des patients en fin de vie. Actuellement, je travaille en gériatrie au sein d'une EHPAD (Etablissement Hospitalier pour Personnes Agées Dépendantes) où je suis référente en soins palliatifs, responsable de l'organisation et de la mise en place des soins palliatifs pour les résidents âgés et de la formation des personnels. Par ailleurs, je suis formatrice en soins palliatifs et soins aux personnes gravement dépendantes auprès d'assistantes de vie, d'aides-soignantes et d'infirmières.

Ma profession permet sans doute la plus grande proximité auprès des malades en fin de vie.  C’est pourquoi, il me semble important de vous transmettre cette analyse.

Afin que mon étude soit concrète, je vous témoigne en détail de l'accompagnement d'une personne âgée décédée début décembre dans l'EHPAD où je travaille et m'inspirerai de sa situation pour illustrer ce qu'impliquent les différentes propositions de la loi.

Donc, il y a quelques semaines, nous avons accompagné Solange* au sein d'un EHPAD. Elle y vivait depuis plusieurs années et bénéficiait des visites ponctuelles de sa famille. Veuve depuis longtemps, elle avait 5 enfants ; 3 enfants biologiques, 2 fils adoptés et une autre fille élevée en nourrice, considérée comme sa sixième enfant.

Elle était atteinte depuis longtemps d'insuffisance cardiaque mais aussi traitée pour un syndrome dépressif et une démence non étiquetée.

Depuis plusieurs années déjà elle était totalement dépendante de nos soins, ne pouvant plus effectuer aucun geste de la vie quotidienne ni marcher. Elle était assistée pour ses soins d'hygiène courants, pour être nourrie, hydratée,  être confortablement installée, bien habillée etc....

Profondément chrétienne, elle allait à la messe  toutes les semaines dans l'EHPAD. 

Malgré un mode de communication verbale très difficile, elle parvenait à se faire comprendre des membres de notre équipe soignante (infirmières, aides-soignantes, aides-médico-psychologiques, agents de services hospitaliers...) par des gestes d'acquiescement et comprenait la plupart du temps ce que nous lui demandions. Elle passait beaucoup de temps endormie dans la journée.

Elle a toujours été très douce, docile, patiente avec nous. Comme pour beaucoup de personnes atteintes de démences avancées, elle avait les membres très raides, rendant certains soins difficiles. Mais, à force de patience et de douceur dans nos gestes, elle se détendait, avait confiance en nous et se sentait en sécurité.

Fin octobre, Solange s'est affaiblie sans explication médicale apparente ni modification de traitement. Elle a eu progressivement moins d'appétit. Nous avons constaté, à ce moment-là, que sa digestion était différente, en lien avec ce vieillissement cellulaire.  C'est la raison majeure pour laquelle nous ne lui avons pas administré de nutrition artificielle par perfusion ou autre voie entérale. Elle parvenait à avaler et manger ponctuellement des aliments plutôt sucrés, ce qui lui suffisait en apports journaliers.

Sachant que cela était important pour elle, nous avons contacté le curé de la paroisse qui est venu lui donner le Sacrement des malades. Elle était très en paix.

 

En raison d'un manque de vigilance de notre part, une escarre est apparue au niveau de son sacrum à la suite d'une position assise prolongée dans un fauteuil qui n'était plus adapté à son poids. Heureusement, nous avons pu faire livrer rapidement un autre fauteuil nettement plus adapté afin que l'escarre ne s'aggrave pas.

Affaiblie et douloureuse lors des mobilisations et des soins, il a été décidé, début novembre, et avec son accord, de ne plus la lever et de la laisser installée en permanence dans son lit pour limiter les douleurs mécaniques (dues aux mobilisations). Nous avons fait acheminer un matelas à air adapté à sa corpulence, de manière à éviter d'autres complications de l'alitement prolongé, et notamment l'apparition d'autres escarres.

Afin de veiller à son confort, nous avons organisé les soins de nursing, massages de confort, changement de position dans le lit, hydratation de sa bouche, évaluation de la douleur etc... toutes les trois heures. Par ailleurs, ayant observé qu'elle n'était douloureuse qu'au moment des soins de nursing, nous lui administrions des suppositoires de Lamaline (antalgique de palier II) et appliquions un anesthésiant local sur sa plaie avant la réfection des pansements. Enfin, nous l'avons hydratée par l'injection d'une perfusion lente. Pendant plusieurs, semaines, elle a ainsi été bien soulagée.

En même temps, nous avons appelé sa fille afin de l'informer de l'aggravation de l'état de santé de sa mère. Elle est venue la voir de temps en temps avec l'une de ses belles soeurs.

Pendant plusieurs semaines, Solange semblait paisible ainsi.

Malgré tout, elle mangeait peu et, face à un amaigrissement croissant (elle ne pesait plus que 25kgs pour 1m70 au moment de sa mort), nous nous interrogions ponctuellement en équipe à savoir s'il n'y avait pas quelque chose qui « l'empêchait de mourir ».

Mi novembre, nous avons observé que ses douleurs se majoraient. Le médecin en a été informé et il a prescrit de la morphine (antalgique de palier III)  en patchs (prescription que nous avons suivie même si nous n'aimons pas leur utilisation car,  pour les personnes âgées, ils ne sont pas adaptés). Ce patch fut cependant efficace quelques jours, Solange n'ayant plus aucun signe de douleurs.

Ensuite, nous avons commencé à réfléchir au lien avec ses enfants et nous nous sommes demandés si Solange ne les attendait pas. Plusieurs membres de notre équipe les connaissant, ont précisé qu'elle n'avait pas vu l'un d'entre eux depuis plus de 20 ans à la suite d'une discorde. Les autres fils ne venaient pas, peinés de voir leur mère « comme ça» depuis des années, et jugeant que cela ne servait à rien de venir puisqu'elle ne leur parlait pas. Ensemble, nous avons donc convenu,  au gré de rencontres dans le village, d'informer les enfants que leur mère les attendait probablement (à ce moment-là, nous n'avions pas pensé à interroger Solange !)

L'avant dernier week-end de novembre, le samedi matin, l'équipe a observé que Solange n'était plus réactive (elle n'avait pas encore revu ses enfants, ceux-ci ayant refusé de venir malgré les sollicitations des personnels), semblant montrer qu'elle entrait en agonie. Après observation prudente, nous avons constaté que Solange n'était pas agonisante mais qu'elle était dans un semi-coma en raison d'un surdosage de morphine. En effet, elle présentait 4 symptômes typiques : (somnolence extrême, bradypnée, myosis, sueurs froides). Nous lui avons donc ôté le patch afin de la laisser se réveiller. Ce constat montrait que la morphine adaptée quelques jours plus tôt pour répondre à une douleur majeure, ne convenait plus aujourd'hui, cette douleur s'étant atténuée ou ayant disparu.

En fin de journée Solange avait retrouvé l'état de conscience minimale dans lequel elle était habituellement. Nous avons réévalué la douleur et instauré un antalgique de palier I qui a suffit à la soulager jusqu'à sa mort.

A la suite de cette expérience,  au nom de l'équipe, j'ai téléphoné au fils de Solange  afin de l'inviter, avec ses frères et sœurs,  à venir voir leur mère. Nous avions interrogé Solange qui nous  avait fait comprendre son désir de tous les revoir.

Finalement, son fils le plus réfractaire qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps a accueilli notre sollicitation avec bienveillance.

Pendant une semaine, les enfants de Solange se sont relayés à son chevet toute la journée. Il n'y a pas eu beaucoup d'échanges verbaux entre eux mais  tout s'est dit par la simple présence de cette fratrie autour d'elle. Nous avons juste observé un « petit regain de vie » de Solange toute cette semaine-là.

Enfin, en dernier, sa « sixième » fille, très proche d'elle, a pu se libérer d'obligations professionnelles en fin de semaine et passer une partie du week-end à ses côtés. Tous ses derniers jours, Solange a été paisible.

Le lundi, l'un de ses fils a pu venir la visiter une dernière fois le matin. Progressivement, depuis la veille au soir, nous avons perçu qu'elle s'affaiblissait encore, son teint changeait de couleur, faisant songer à une mort imminente. Le lundi après midi, la sachant seule, nous avons sollicité  une bénévole de l'EHPAD pour rester à ses côtés  (les membres de l'équipe étant pris par des tâches « prioritaires » à ce moment-là ). Cette bénévole, qui, par ailleurs, connaissait bien Solange a prié à ses côtés ; elle a prié spécialement  le chapelet à la Divine Miséricorde avec elle et Solange a poussé son dernier souffle après les derniers mots du chapelet. C'était le jour de son anniversaire, elle a eu 85 ans, le 5 décembre.

 

Solange telle qu'on pourrait la regarder aujourd'hui :

 

Si une équipe de télévision était venue filmer Solange dans ses dernières semaines, et avait diffusé cela sur les chaînes « politiquement correctes, émotionnellement débordantes, raison, conscience et réflexion éteintes » nous aurions certainement été accusés de maintenir en vie une personne dont « on ne respectait plus la dignité. » En effet, Solange, 25 kgs, 1m70 , totalement grabataire, alitée toute la journée, le visage creusé, la dentition quasi inexistante, les membres repliés sur eux-même, ayant une escarre, incontinente, ne parlant plus, ne communiquant plus en apparence... ou était sa dignité ???? On nous aurait « accusé »  de faire de l'acharnement thérapeutique (jugement erroné puisque aucun traitement ne la maintenait en vie).

Certains nous auraient dit être inhumain de la laisser ainsi. « ce n'est pas une vie  de laisser les gens comme ça ! Que de souffrances ! » Oui, lorsqu'on la regardait comme cela, Solange souffrait,  et nous souffrions avec elle de la voir ainsi. Ça fait mal de voir une personne si vulnérable dans une « telle déchéance physique ». Alors, dans le regard de certains, par les propos tenus dans le rapport Claeys/Léonetti, Solange souffre trop,  il faudrait  l'aider à ne plus souffrir et tout faire pour abréger ses souffrances.

Mais, notre souffrance nous fait réduire Solange à ses dimensions seulement physiques et/ou psychologiques. Là, le risque est d'oublier d'évaluer objectivement la teneur de ses souffrances et douleurs, d'oublier qu'elle a une vie sociale, familiale et qu'elle souhaite y puiser pleinement.  Avec ce regard, on risque de « sédater » rapidement Solange « pour qu'elle ne se voit pas mourir » , « pour ne pas la voir souffrir »,  « avec un regard plein d'empathie, dans le souci du respect de sa dignité ».

 

Ainsi, nous risquons de passer à côté de « l'Adieu de Solange à ses enfants et du besoin qu'elle en a pour accomplir sa vie! Avec cette facilité de la sédation, nous risquons de ne plus nous interroger sur les raisons  qui font qu'elle « résiste »,  alors « qu'elle a tout pour mourir depuis des semaines ». L'expérience démontre que cela existe déjà dans bien des services. Si cela est libéralisé ou légalisé, la sédation terminale sera une « solution de facilité » pour ne plus voir souffrir les malades. Si nous avions « sédaté » Solange (elle l'a d'ailleurs été par accident avec le surdosage de morphine qui aurait très probablement entraîné sa mort cette journée-là si nous n'avions pas été vigilants) ne lui aurions-nous pas volé sa mort ? Et comment ses enfants vivraient « l'après » aujourd'hui ? Et notre  responsabilité de soignants ? Et tant d'autres questions ????.....

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